L’espace public sous surveillance privée
Les faits
Le 9 juillet, la RATP a annoncé qu’elle renonçait à intégrer un dispositif de comptage aux 1200 (mille deux cents !) nouveaux écrans vidéo qui seront placés dans le réseau des transports parisiens. Un porte-parole de la régie a précisé que cette décision a été prise « compte tenu des nombreuses questions posées par ces installations ». Cinq associations (Résistance à l’agression publicitaire, Souriez vous êtes filmés, Big brother awards, Robin des toits et Le Publiphobe) avaient porté plainte pour « violation de la législation sur la vidéosurveillance, ici utilisée à des fins purement mercantiles ». Elles furent déboutées en avril par le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris au motif qu’elles étaient « irrecevables à agir ». La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), quant à elle, poursuit l’étude de ces dispositifs de comptage et doit rendre un avis sur leur légalité.
Quatre écrans haute définition équipés de cette technologie ont été expérimentés en décembre à la station Charles de Gaulle-Étoile avant d’être débranchés suite à des protestations. Grâce à des capteurs, ces écrans principalement publicitaires dits « intelligents » permettent de compter les passants qui les regardent tout en précisant les zones de l’image sur lesquelles leurs yeux se posent. Selon Résistance à l’agression publicitaire(1) (RAP), « des capteurs identiques sont déjà en fonctionnement dans des espaces commerciaux, mis en place à l’insu de tous. Il est à craindre qu’ils soient bientôt mis en œuvre à grande échelle, y compris dans la rue. » Cette association avait présenté le 8 juillet une étude contestant la légalité des écrans qui, selon elle, seraient capables de « déterminer le sexe des passants, leur âge, la couleur de leur peau, le type de vêtements portés », et d’analyser « l’expression faciale ».
Le projet est mené par la régie publicitaire de la RATP, Metrobus, filiale des grands groupes Publicis et de JCDecaux. La société Majority Report(2) – dont le slogan est « The eyes of your business » – « mesure et décrit le comportement du consommateur » en fournissant la technologie intégrée aux écrans, celle-ci faisant partie d’une gamme d’outils automatisés collectant des informations sans le consentement des passants. Le dispositif permet en somme d’« instaurer la vidéosurveillance à des fins commerciales et une publicité intrusive via le dispositif Bluetooth », comme le dit Charlotte Nenner, présidente de RAP.
La RATP et Metrobus reconnaissent que le système est en effet « composé de capteurs qui détectent les formes des visages orientés vers l’affiche, mesurent le nombre de passages devant l’écran et le temps d’exposition au message » mais minimisent sa portée en affirmant qu’il ne s’agit que « d’un simple système de comptage et en aucun cas d’une collecte d’informations personnelles concernant les voyageurs ». Metrobus précise que « la fonctionnalité Bluetooth est installée, mais non encore activée », et que celle-ci donnera à terme la possibilité aux voyageurs « qui l’auront choisi » de télécharger sur leur téléphone mobile des informations et divers contenus.
Les commentaires de l’UPR
Même si ce n’est qu’un « simple système de comptage » ou un gadget pour ceux « qui l’auront choisi », un tel dispositif n’est pas anodin. En termes symboliques comme en termes d’accoutumance, ce sont les premiers pas qui comptent : sa mise en place permettrait de franchir une nouvelle étape vers la société de surveillance que la littérature de science-fiction a souvent décrite. Privé de l’option de comptage, il reste un vecteur de l’intensification de la pression publicitaire dans les espaces publics. C’est donc une nouvelle victoire du pan-mercantilisme auquel les gouvernants ne cessent de céder du terrain…
La pollution publicitaire visuelle et auditive est déjà considérable, que ce soit dans la rue ou dans les médias. Au lieu de s’efforcer de la réduire – voire de la supprimer –, les autorités publiques, bien plus consentantes qu’impuissantes, émettent de timides protestations pour la forme à chacune des « innovations » du marketing, cette technique de vente qui est en train d’envahir de façon très préoccupante tous les aspects des relations humaines. Le Conseil de Paris s’est ainsi contenté d’exprimer des « réserves » sur les installations en question, contestant le dispositif de comptage mais autorisant malgré tout les nouveaux écrans. La RATP et Metrobus reculent sur un point mais obtiennent le principal, en attendant une nouvelle occasion « d’avancer » et de se conformer ainsi au principe bougiste énoncé par le nouveau slogan de la RATP : « On avance, on avance… » Pour un recul, deux avancées en somme.
Les petites conquêtes de la société orwellienne à laquelle les puissants du jour semblent décidément vouloir nous destiner ne devraient pas être considérées à la légère ; il conviendrait d’empêcher que les citoyens s’accoutument à cette surveillance qui se fait de plus en plus insidieuse. Car l’invasion publicitaire, le fichage généralisé et la surveillance participent d’un vaste mouvement de recul des libertés publiques et du respect de la vie privée. Il est de plus en plus difficile de se mettre hors de portée de ce totalitarisme voyeur et consumériste. L’observation et l’enregistrement des comportements, que la finalité en soit commerciale ou sécuritaire, ne devraient pas être tolérés. Les services publics, déjà abandonnés à une privatisation progressive et à un alignement sur les techniques managériales et commerciales du monde de l’entreprise, subissent en plus la rapacité des multinationales qui n’y voient que des marchés à conquérir et des profits immédiats à réaliser.
Les dirigeants français sont toujours en quête d’un modèle étranger à présenter comme exemplaire (dernièrement la « flexisécurité » danoise) pour dénoncer les prétendus « archaïsmes » de notre tradition sociale et exiger une « modernisation ». Dans le domaine de la surveillance, vont-ils nous proposer de suivre le « modèle » du Royaume-Uni, dont la part dans le total mondial des caméras de vidéosurveillance s’élève à 10%, chaque Britannique étant filmé trois cents fois en moyenne dans une journée(3) ?. À les suivre, il y aurait donc là aussi des « réformes » à mener d’urgence pour combler le « retard français ».
En 1945 déjà, l’écrivain français Georges Bernanos dénonçait l’accoutumance à la surveillance, il y voyait un recul des libertés face à la menace totalitaire du « Moloch technique » au service du contrôle social :
« L’idée qu’un citoyen, qui n’a jamais eu affaire à la Justice de son pays, devrait rester parfaitement libre de dissimuler son identité à qui il lui plaît, pour des motifs dont il est seul juge, ou simplement pour son plaisir, que toute indiscrétion d’un policier sur ce chapitre ne saurait être tolérée sans les raisons les plus graves, cette idée ne vient plus à l’esprit de personne. Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de laisser notre clef dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition. Et lorsque l’État jugera plus pratique, afin d’épargner le temps de ses innombrables contrôleurs, de nous imposer une marque extérieure, pourquoi hésiterions-nous à nous laisser marquer au fer, à la joue ou à la fesse, comme le bétail ? L’épuration des Mal-Pensants, si chère aux régimes totalitaires, en serait grandement facilitée(4). »
Pour empêcher que le monde effroyable décrit par George Orwell et redouté par Georges Bernanos ne finisse par devenir réalité, il est désormais urgent que les Français y mettent le holà. C’est assurément l’une des tâches essentielles que doit viser de nos jours la politique au sens noble du terme.
Dauré et Dominique Guillemin, militants de l’UPR – Paris
Liens :
(1) Voir le site Internet : www.antipub.org
(2) Voir le site Internet (entièrement en anglais) de cette société française : www.majority-report.com
(3) AFP Londres, le 15 mai 2006. Cité par Le Plan B, hors-série été 2009.
(4) Georges Bernanos, La France contres les robots, in « Essais et écrits de combat », T. 2, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995 (1945).