ALLEMAGNE : derrière les apparences, le nouveau gouvernement issu de la «GroKo» dit Non à l’Europe de Macron.
Six mois après les élections parlementaires allemandes du 24 septembre 2017, le gouvernement de la nouvelle législature prend ses fonctions ce 14 mars 2018. Cette longue période de tractations reconduit un gouvernement de « grande coalition » (« Große Koalition » en allemand, dont le diminutif largement utilisé est « GroKo ») qui réunit les deux grands partis, le SPD et la CDU, ainsi que le traditionnel allié de droite de la CDU, la CSU bavaroise.
Après quasiment un semestre de palabres, la montagne n’aurait-elle accouché que d’une souris ?
En réalité, l’enjeu des tractations était capital : répondre au discours de la Sorbonne d’Emmanuel Macron. Dans ce discours, tenu deux jours après les élections allemandes de septembre et clairement tourné vers Berlin, le président français déclarait : « La seule voie qui assure notre avenir […], c’est la refondation d’une Europe souveraine, unie et démocratique. […] Il y a une souveraineté européenne à construire. »
La question posée à l’élite politique allemande était donc : est-ce que l’Allemagne devait suivre le président français dans la voie de la « souveraineté européenne » ?
Six mois (une période record) d’une lutte feutrée dans les coulisses du pouvoir à Berlin ont donc été nécessaires pour répondre à cette question. La réponse est à lire dans le nouveau gouvernement et le contrat de coalition (« Koalitionsvertrag » en allemand), mais cette lecture n’est pas directe : il faut gratter le vernis superficiel des bonnes intentions affichées et comprendre l’équilibre actuel du pouvoir pour saisir les fondements de la prochaine politique allemande.
Une pièce en 5 actes
Les tractations menées furent une sorte de pièce de théâtre, dont seuls les grands actes sont apparus à la surface.
Un précédent article publié sur le site de l’UPR en avait présenté les trois premiers :
- Premier acte : les élections (24/9) avec les mauvais résultats historiques de la SPD et de la CDU, et l’entrée au Parlement de l’AfD.
- Deuxième acte : l’échec de la coalition « Jamaïque » (20/11) qui devait réunir la CDU et faire le grand écart entre le FDP – parti le plus eurocritique hormis l’AfD – et les Verts – le parti le plus europhile.
- Troisième acte : le début des négociations pour une nouvelle coalition GroKo, marqué par le tonitruant discours de Martin Schulz (7/12), fixant à 2025 l’objectif des « États-Unis d’Europe ».
Avec ce discours, l’enjeu des négociations était enfin dévoilé à l’opinion publique, qui entendait pour la première fois le concept de « fédéralisation européenne ». Cet éclair de vérité allait cependant se révéler éphémère : rapidement, ce concept disparut de nouveau du discours public.
Pour comprendre ces trois premiers actes, il faut aussi en situer la scène : elle se joue autant à Berlin qu’à Paris et à Bruxelles.
Le lever du rideau se joue ainsi à Bruxelles :
- 15 jours avant les élections, Jean-Claude Juncker dans son discours de l’Union considère le temps venu de « parachever la maison Europe » et de « larguer les amarres », c’est-à-dire de faire cap vers un État souverain européen[1]. Cet appel fut réitéré par la présidence française dans le discours de la Sorbonne, mentionné ci-dessus.
- Tout le long du deuxième acte, on peut suivre les émissaires du président français (Bruno Le Maire en l’occurrence) se rendre à Berlin pour essayer de peser sur les tractations.
- Lors du troisième acte, les regards se portent de nouveau à Bruxelles où la Commission européenne publie, le 6 décembre, sa propre « feuille de route ». De la périphérie, Paris et Bruxelles essaient ainsi de peser sur le processus, l’opinion publique allemande restant la toile de fond générale.
Dans ce jeu politique complexe, le quatrième acte fut la publication, le 7 février, du Contrat de coalition avec une première ligne de titre éloquente : « un nouveau départ pour l’Europe », semblant aller dans le sens du discours de Martin Schulz.
Pourtant, la pièce prend une tournure inattendue : une semaine après, M. Schulz est évincé de toute responsabilité après avoir quitté son poste de secrétaire général du SPD et abandonné toute ambition de briguer le ministère des Affaires étrangères.
Le cinquième acte est le dénouement : lors du vote dont les résultats ont été publiés le 4 mars 2018, les adhérents du SPD (380 000 votants) votent à 66% pour la GroKo. C’était le dernier obstacle. Le Contrat de coalition est donc validé et le gouvernement est aujourd’hui désigné.
Analysons donc ces deux pans pour saisir l’orientation de la politique allemande (et donc européenne) pour les 4 prochaines années.
Le “Contrat de coalition” prend le contre-pied de Macron
Dans le Contrat de coalition (“Koalitionsvertrag”) signé entre la CDU, la CSU et le SPD, la référence à « l’Europe » est prépondérante : le mot apparaît sous 298 occurrences dans les 177 pages. La première ligne du titre, le premier paragraphe du préambule, et le premier chapitre lui sont consacrés. En comparaison, le sujet de l’Europe apparaissait seulement à la page 156 du contrat de la précédente GroKo en 2013 !
À première vue, le contrat va dans le sens du trio Schulz-Juncker-Macron : plan d’investissement européen, volonté d’augmenter la contribution allemande[2] (pour compenser la fin du financement britannique dû au Brexit), mise en avant d’une réforme structurelle de la zone euro, déclaration de favoriser la solidarité entre les États, politique européenne commune pour éviter le dumping fiscal… Entre les lignes, on peut aussi lire la volonté d’assouplir la politique d’austérité du ministre des Finances sortant, Wolfgang Schäuble.
Mais le vrai problème pour l’Allemagne réside dans la perspective d’une union de transfert (transfert monétaire direct au sein de l’UE ou par mutualisation des dettes souveraines).[3]
C’est la ligne rouge que Wolfgang Schäuble (« Monsieur Non ») a toujours refusé de franchir depuis 2009, voulant absolument garder le contrôle des finances allemandes. En clair : les dirigeants d’outre-Rhin ne veulent pas d’un mécanisme qui conduirait les contribuables allemands à financer ad vitam aeternam les pays du sud de l’Europe, généralement jugés peu rigoureux dans la gestion de leurs finances publiques, et fréquemment affublés pour cela du quolibet de “ClubMed”. Angela Merkel a encore confirmé, en octobre dernier, qu’une telle “mutualisation des dettes” – c’est-à-dire un transfert financier de facto permanent et à sens unique – était exclue.
La chancelière n’a pas montré non plus d’ouverture pour la proposition majeure de Macron de restructurer la zone euro en créant un ministère européen des finances. Son ancien ministre Wolfgang Schäuble a toujours défendu un tout autre projet depuis 2010 : la création d’un Fonds monétaire européen assorti d’un mécanisme automatique de restructuration des dettes, ce que rejette Paris (en allemand).
Entre ces deux conceptions concurrentes, la Commission européenne a publié son propre plan de route , qui, sans surprise, reprend les propositions formulées par Macron.
Le “Contrat de coalition”, quant à lui, est flou sur ces points :
- il n’y est pas question d’un ministère des Finances de la zone euro, mais seulement et vaguement de « moyens budgétaires spécifiques ».
- le principe d’un FME est évoqué, mais sans grande précision également.
Toutes les interprétations sont donc possibles et déjà la bataille contre « l’Union de transfert » a été engagée par le FDP au Bundestag et par une coalition de 8 États européens du Nord qui s’y opposent formellement (Pays-Bas, Danemark, Estonie, Lettonie, Lituanie, Suède, Finlande et Irlande). On en trouvera ici le compte rendu dans la presse française et allemande.
Sur d’autres sujets fondamentaux, les positions du Contrat de coalition prennent le contre-pied de la “feuille de route” de Macron :
- Macron avait appelé à la « démocratisation de l’UE » avec deux propositions : lancer dans toute l’Europe des « conventions démocratiques » et instaurer des listes transnationales pour les élections au Parlement européen. De telles listes ouvriraient ainsi la voie à une citoyenneté européenne détachée des nations. La première proposition (qui a peu de portée) est certes reprise dans le Contrat de coalition du nouveau gouvernement allemand. Mais la seule mesure qui serait concrètement importante, à savoir l’instauration de listes transnationales, est en revanche absente. De plus, au Parlement européen, la CDU s’est positionnée contre !
- La relance de l’Arlésienne baptisée « Europe de la défense » fut également présentée comme l’une des propositions majeures de Macron. Le Contrat de coalition allemand est pour le moins ambivalent sur le sujet : d’une part, il prévoit certes d’approfondir l’intégration de l’armée allemande dans une vague « armée des Européens »[4]; mais, d’autre part, il entend « conserver la souveraineté nationale pour les technologies clés » en utilisant de façon « plus conséquente » l’article 346 du TFUE pour éviter de passer des appels d’offres sur le marché européen. La préservation de la souveraineté nationale est donc exprimée directement.
Les propositions du programme ne vont donc dans le sens des propositions de Macron que de façon très superficielle. Sur les points cruciaux, les propositions sont soit floues, soit contraires.
Le nouveau gouvernement allemand
Le Contrat de coalition est cependant loin d’être prépondérant pour juger de la politique à venir. Essentiels sont les hommes et les femmes qui composent le nouveau gouvernement. Quels sont les principaux enseignements à ce propos ?
Le poste essentiel est celui du ministère des Finances, véritable vice-chancellerie de l’ombre agissant particulièrement dans les affaires européennes et dans la conduite de l’euro. Le départ de Wolfgang Schäuble (CDU), en poste depuis 2009, constitue un profond changement. Il est remplacé par Olaf Scholz, ancien secrétaire général du SPD sous l’ère Schroeder, ministre du Travail et des affaires sociales entre 2007 et 2009, puis maire SPD de Hambourg.
Ce changement a été rapidement interprété comme un basculement vers une politique pro-européenne. Mais, écarté des responsabilités nationales depuis 2009, peu populaire au sein du SPD même pour avoir participé à la mise en place des lois Hartz IV et de la retraite à 67 ans, Olaf Scholz aura du mal à avoir l’autorité de W. Schäuble.
Par ailleurs, il fait déjà face à l’opposition de sa propre administration. Le “conseil scientifique” du ministère de l’économie a en effet déjà mis en garde contre les idées de réforme de la politique européenne : « on ne doit se faire aucune illusion quant aux possibilités d’imposer [à d’autres pays] de l’extérieur une discipline fiscale sur le long terme. »
La disparition complète de Martin Schulz, qui a perdu toute fonction dirigeante, est par ailleurs remarquable.
Élu triomphalement il y a un an avec 100% des voix comme secrétaire général du SPD, il a mené son parti vers des résultats désastreux, il s’est décrédibilisé en revenant sur sa parole pour lancer la GroKo, il a prononcé un discours délirant en faveur des États-Unis d’Europe dès 2025, discours dont il a revendiqué le fanatisme, pour finalement abandonner toute fonction dirigeante ! À travers lui, c’est la ligne du fédéralisme européen à tout crin qui est rejetée. Le SPD ressort par ailleurs très affaibli de tous ces changements : les sondages sont au plus bas, il y a de fortes dissensions internes, et aucun des ministres n’a une assise populaire (le dirigeant le plus populaire, Sigmar Gabriel, est écarté du gouvernement). Il est donc difficile d’imaginer que les ministres SPD puissent mener de profonds changements structurels.
La situation est très différente au sein de la CDU-CSU.
Le ministre bavarois Horst Seehofer (CSU) est « ministre de l’Intérieur, de la Construction et de la Patrie » – un intitulé nouveau rassemblant “Intérieur” et “Patrie”, dont on peine à imaginer les réactions qu’il susciterait dans les médias français si cet intitulé était celui du locataire de la place Beauvau….
Issu de l’aile la plus à droite de la coalition (la CSU bavaroise), il est notamment en charge du dossier très important de l’immigration, qui a suscité une levée de boucliers dans l’opinion publique allemande à l’occasion des “migrants” de la Méditerranée. L’épisode des frontières ouvertes de 2015 ne risque sans doute pas de se renouveler.
Ursula van der Leyen reste Ministre de la Défense, mais ne fait aujourd’hui plus du tout figure de rivale d’Angela Merkel.
En revanche le nouveau ministre de la Santé, Jens Spahn , est volontiers présenté comme tel par les médias. À 38 ans, il pourrait constituer le pendant allemand d’Emmanuel Macron. Mais le chemin est bien long d’ici-là pour convaincre les électeurs allemands.
La CDU-CSU est donc certes affaiblie par les résultats des urnes, mais elle garde sa cohérence et Angela Merkel semble avoir conservé toute son autorité. Par ailleurs, elle sera soutenue par son ancien ministre des Finances, le “gardien du temple” Wolfgang Schäuble, qui devient rien moins que président du Bundestag. Avec l’entrée de l’AfD et du FDP, le Bundestag revient en effet sur le devant du jeu politique. C’est donc un poste stratégique d’où « Monsieur Non » pourra continuer à influencer et surveiller le travail législatif du pays. Ainsi le couple Merkel-Schäuble semble tenir toujours fermement les rênes du pouvoir.
Perspectives
En déplacement en Chine, Emmanuel Macron déclarait, le 9 janvier 2018 : « Avec la chancelière allemande, comme nombre d’autres dirigeants européens, nous sommes en train de travailler à un projet qui doit doter le cœur de l’Europe de ces éléments de souveraineté. » (Discours au palais de Daminggong, Chine.)
Deux mois plus tard, l’analyse des résultats du long processus ayant abouti à la GroKo dévoile une bien autre image : le gouvernement allemand ne semble pas du tout prêt à céder de nouveaux pans de souveraineté nationale. Le contrat de coalition est certes flou, mais aucune des propositions majeures de Macron n’y est reprise, et l’éviction de Martin Schulz montre que l’équilibre des pouvoirs ne penche pas du tout vers une souveraineté européenne. Les analystes ne prévoient donc pas d’avancées notables dans ce sens, comme le notent cet article du Spiegel ou celui de Manager Magazine .
Cette perspective se situe d’ailleurs dans la continuité des dernières années : depuis le début des années 50, les grandes “avancées” de l’intégration européenne ont avant tout été présentées au grand public comme étant des initiatives des dirigeants français, de Robert Schuman et Jean Monnet à Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Delors ou François Mitterrand. La réalité est bien plus compliquée puisque l’on sait désormais de façon certaine – à partir des documents déclassifiés de l’administration américaine – que les fédéralistes européens (notamment les dirigeants du Mouvement européen : Retinger, Robert Schuman et l’ancien premier ministre belge Paul-Henri Spaak) étaient financés par les services américains et que la création de la monnaie européenne fut exigée par Washington dès 1966.
L’histoire se répète donc : de nouveau c’est l’actuel président français qui est présenté comme menant la charge pour faire avancer la prétendue “souveraineté européenne”, alors qu’il sait pertinemment qu’il n’a aucun mandat du peuple français pour cela. Rappelons que, lors d’un déplacement à Londres, il a en effet lui-même déclaré sur la BBC que le vote en faveur du « Frexit » serait probablement majoritaire si un référendum était organisé parmi les électeurs français.
À la différence de la France, où les plus hauts dirigeants conduisent sans vergogne une politique ouvertement contraire aux vœux de la majorité du peuple, les pays d’Europe du nord, à commencer par l’Allemagne, ont encore le souci de tenir un peu mieux compte de leurs intérêts nationaux.
On peut donc tabler sur le fait que la résistance allemande aux propositions de Macron va prévaloir, d’autant plus qu’elle peut s’appuyer sur bien d’autres pays d’Europe du nord. Des premiers signes confirment que le blocage est profond. Le 10 mars, Der Spiegel a ainsi révélé que Macron a dû accepter que le prochain sommet de l’UE (22 et 23 mars) ne verrait toujours pas de proposition sur la réforme de la zone euro, contrairement à ce qui avait été annoncé…
L’opposition aux plans de fédéralisation échevelée présentée par Emmanuel Macron et Jean-Claude Juncker est donc ouverte dans les pays du Nord et larvée en Allemagne. Pour d’autres motifs, l’opposition est aussi profonde en Europe centrale et les élections récentes en Italie ont aussi vu la poussée spectaculaire des partis les plus euro-critiques.
Contrairement à ce qu’assurent les grands médias français, Macron est donc de plus en plus isolé politiquement en Europe.
Alain MORAU
Doctorant en sciences agronomiques, résidant en Allemagne
Adhérent à l’UPR depuis le 12 mai 2014
15 mars 2018
Article relu et complété par Vincent BROUSSEAU et par François ASSELINEAU
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Notes
[1] « Le moment est venu de bâtir une Europe plus unie, plus forte, plus démocratique d’ici à 2025. […] Il faut parachever la maison Europe, maintenant qu’il fait beau, et tant qu’il fait beau. […] Alors, larguons les amarres. “Leinen los”, comme disent les Allemands. Mettons les voiles. Et profitons des vents favorables.» (Discours sur l’Union devant le Parlement européen à Bruxelles, le 13.9.2017) Notons l’expression « Leinen los » (larguer les amarres) en allemand, alors que le discours est en français : c’est un appel vers Berlin.
[2] L’Allemagne est déjà contributrice nette à hauteur de 13 milliards €.
[3] E. Macron l’a exprimé ainsi : « L’indicible allemand, c’est le transfert de financement ; l’indicible français, c’est le changement de traité. Si nous voulons l’Europe à terme, nous viendrons aux deux, je veux rassurer tout le monde, mais n’ayons plus peur des peuples. » (Discours de la Sorbonne)
[4] Une différence sémantique par rapport à une « armée européenne » qui est sans doute à remarquer.
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François Asselineau, président de l’Union populaire républicaine. La France doit se libérer de l’Union européenne, de l’euro et de l’Otan.