« NOUS DEVIONS FAIRE CE JUGEMENT SUR LA BCE » – Le très instructif entretien de Peter Huber, juge au Tribunal de Karlsruhe, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung

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Le juge constitutionnel Peter Huber, magistrat au Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, a été le rapporteur de la procédure contentieuse sur le programme de rachats massifs de créances d’État (PSPP) qui a abouti au jugement historique du 5 mai 2020.

Applaudi par les souverainistes de tout le continent et par les gouvernements polonais et hongrois, mais vivement critiqué par les dirigeants politiques européistes et les médias qui leur sont acquis, ce jugement ne cesse depuis lors de faire trembler l’ensemble de l’édifice européen.

Dans un entretien très instructif accordé au journal Frankfurter Allgemeine Zeitung du 12 mai, le juge Peter Huber a décidé de répondre sans mâcher ses mots à ceux qui critiquent le jugement du tribunal constitutionnel.

Remarques introductives pour bien comprendre l’entretien

ATTENTION : Pour bien comprendre les réponses du juge constitutionnel dans l’entretien ci-dessous, le lecteur doit si possible bien avoir à l’esprit :

a)- le contenu du jugement du tribunal de Karlsruhe 5 mai 2020 tel qu’il est analysé dans notre analyse du 6 mai

b)- les réactions des institutions européennes et la légitimité comparée des juges du tribunal constitutionnel de Karlsruhe et des juges de la CJUE, comme ces éléments sont analysés dans notre analyse du 12 mai


c)- ce qu’est la « clause d’éternité » évoquée à deux reprises dans cet entretien par le juge Huter.

Définition de la « clause d’éternité »

Comme il a été rappelé dans notre analyse du 12 mai, la Loi fondamentale de 1949 de la République Fédérale d’Allemagne a voulu tirer les conséquences de la chute de la République de Weimar et de l’arrivée des Nazis au pouvoir et éviter à tout prix la réitération de ces évènements. La “clause d’éternité” vise donc à mettre hors de portée des révisions constitutionnelles un noyau dur de droits considérés comme fondamentaux et de barrer ainsi la route à toute forme de totalitarisme.

Dans le droit constitutionnel allemand, on appelle « clause d’éternité » le principe affirmé dans l’article 79, alinéa 3 :

Comme on le voit, cet article 79 alinéa 3 interdit toute modification de la Loi fondamentale relative :

  • au principe de l’organisation fédérale et à la participation des Länder à la législation allemande,
  • à l’article 1 qui pose les principes de dignité de l’être humain et le caractère obligatoire des droits fondamentaux pour la puissance publique,
  • à l’article 20 qui pose le principe de la structure fédérale de l’État allemand, le principe que tout le pouvoir émane du peuple, le principe que le pouvoir législatif est lié par l’ordre constitutionnel et qui reconnaît à tous les Allemands le droit de résistance contre ceux qui tenteraient de renverser cet ordre,

Un entretien passionnant qui prouve que les juges constitutionnels allemands sont prêts à aller plus loin dans la confrontation avec les instances européennes.

Par ailleurs, le lecteur peu familier de l’Allemagne doit savoir que la Frankfurter Allgemeine Zeitung (abréviation : FAZ, littéralement « Journal général de Francfort »), est l’un des trois quotidiens allemands les plus lus. Distribué dans 148 pays, c’est le quotidien allemand le plus diffusé à travers le monde (environ un million de lecteurs par jour).

Il est également important de savoir que ce journal, de tendance conservatrice politiquement et libéral économiquement, a la réputation d’être très proche des milieux d’affaires allemands.

Ayant son siège à Francfort, la Frankfurter Allgemeine Zeitung a aussi la réputation de servir souvent de porte-parole officieux de la Bundesbank, la Banque centrale allemande, dont le siège est aussi à Francfort, tout comme l’est le siège de la BCE, la Banque centrale européenne.

Autrement dit, en accordant à la Frankfurter Allgemeine Zeitung un entretien sans faux-fuyant pour révoquer énergiquement les critiques faites contre le jugement du tribunal de Karlsruhe, le juge constitutionnel Peter Huber sait très bien qu’il ne pouvait pas avoir un plus grand retentissement parmi les milieux d’affaires, les dirigeants de la Bundesbank et les dirigeants de la BCE.

Et cet entretien est d’autant plus intéressant que le juge Huber n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat, en expliquant sans ambages que le tribunal constitutionnel de Karlsruhe ne pouvait pas faire autrement que de prononcer son jugement du 5 mai 2020 contre la CJUE et la BCE et en affirmant carrément que « la priorité illimitée du droit de l’UE n’est pas compatible avec la clause d’éternité de notre Loi fondamentale ».

En bref, loin de mettre de l’eau dans son vin, le juge Huber montre à toute l’élite dirigeante allemande que le Tribunal constitutionnel est prêt à poursuivre la confrontation et à déterrer la hache de guerre afin de sauvegarder la Loi fondamentale allemande et les libertés fondamentales du peuple allemand.

François ASSELINEAU
14 mai 2020

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Entretien du juge constitutionnel Peter Huber dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 12 mai 2020

(Traduit par mes soins avec les réserves d’usage)

Texte original en allemand disponible ici : https://www.faz.net/aktuell/politik/inland/peter-huber-im-gespraech-das-ezb-urteil-war-zwingend-16766682.html

Entretien du juge Huber : « NOUS DEVIONS FAIRE CE JUGEMENT SUR LA BCE »

Par Reinhard Müller  – Mis à jour le 12 mai 2020

Le juge constitutionnel Peter M. Huber a été rapporteur de la procédure sur la BCE. Dans cet entretien, il défend le jugement [du 5 mai 2020], évoque la crise de la communauté juridique européenne et le lancement imminent d’une procédure de la Commission européenne pour infraction aux traités.

Q – La position de la Cour constitutionnelle fédérale sur le droit européen est depuis longtemps une épine dans le pied du côté des critiques. Après l’arrêt sur la Banque centrale européenne (BCE), on parle de « mauvais » à « dangereux ». Cela vous a-t-il surpris ?

Bien sûr, je m’attendais à des critiques. Ce qui m’étonne, c’est le caractère unilatéral et le ton zélé qui sont adoptés par certains. Il est clair que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) revendique une priorité illimitée pour le droit européen depuis 50 ans, mais presque toutes les cours constitutionnelles et suprêmes nationales s’y sont opposées depuis aussi longtemps.

Tant que nous ne vivons pas dans un pays européen, l’adhésion d’un pays est régie par sa loi constitutionnelle. Bien que cela doive être ouvert à l’application du droit européen, il peut également prévoir des limites, comme c’est le cas pour nous à l’article 23 de la Loi fondamentale.

Soit dit en passant, ce qui rend l’indignation encore plus discutable, d’autres tribunaux comme la Cour suprême du Danemark ou la Cour constitutionnelle tchèque ont déjà considéré les décisions de la Cour de justice comme «ultra vires» [outrepassant leur mandat], c’est-à-dire manifestement contraires à leur compétence. Les critiques glissent tout simplement cela sous la table.

Q – Pourquoi avez-vous accusé la CJUE d’une décision «absolument incompréhensible» et «arbitraire» dans cette phase critique pour la communauté juridique européenne ?

Nous n’avons pas choisi la phase. En outre, un tribunal ne peut pas se décider sur la base de critères politiques quand il rend son jugement.

Les termes “absolument incompréhensible” et “arbitraire” semblent durs. Ils ne le sont cependant pas, car ils permettent en premier lieu à la Cour constitutionnelle fédérale de procéder à un contrôle «ultra vires» [= vérifier si la CJUE n’a pas outrepassé son mandat]. En substance, ils marquent une limite : on doit laisser l’interprétation du droit européen à la CJUE tant que la limite de ce qui n’est tout simplement plus compréhensible n’est pas dépassée.

Ce n’est que lorsque cette limite est dépassée qu’il y a à la fois violation de la Loi fondamentale [allemande] et violation du droit de l’Union.

C’est pourquoi nous n’avons pas été en mesure de déterminer qu’il y avait eu une évaluation arbitraire en vue de l’interdiction du financement monétaire public et que nous avons accepté son interprétation, même si nous avions quelques inquiétudes.

Les mêmes critères sont utilisés pour différencier la compétence de la Cour constitutionnelle fédérale de celle de la Cour fédérale de justice ou du Tribunal administratif fédéral, qui est responsable du droit civil, pénal et administratif. Ce n’est que si leurs décisions sont arbitraires qu’elles violent également la Loi fondamentale.

Q – Dans quelle mesure ce jugement était-il obligatoire ?

Le programme d’achat d’obligations d’État PSPP a des effets secondaires économiques importants – pour les budgets des États membres, l’immobilier et le marché boursier, l’assurance-vie et plus encore – et il affecte également les domaines dont les États membres sont responsables.

Le principe de proportionnalité vise à garantir que ces conséquences ne sont pas disproportionnées au succès souhaité. Cela nécessite réflexion. C’est le seul moyen de prévenir les abus flagrants.

Cependant, la CJUE n’a même pas eu l’idée de vérifier cet équilibre dans son approche et elle ne l’a pas jugé nécessaire dans sa décision préjudicielle.

À cet égard, notre jugement était à mon avis impératif.

Q – L’action de la BCE sur ce point valait-elle vraiment le litige ?

La question ne se pose pas. Lorsqu’un tribunal est saisi, il doit se prononcer. Soit dit en passant, le PSPP a déjà été fermé et a été complété par un nouveau programme. Jusqu’à présent, nous ne savons pas si cela est autorisé et où se situent les limites de la politique monétaire.

Q – Selon le tribunal de Karlsruhe, la BCE ne devait poursuivre aucune politique économique ; L’accusez-vous maintenant de ne pas suffisamment tenir compte des effets de la politique économique ?

Il y a une différence entre prendre note et peser les conséquences économiques du PSPP et savoir si le PSPP vise plus ou moins des objectofs de politique économique.

La BCE n’est bien entendu pas autorisée à avoir des objectifs de politique économique, et l’arrêt ne l’exige pas non plus.

Q – La Commission européenne enquête sur une procédure d’infraction. N’est-ce pas inévitable ?

Ce n’est nullement inévitable. La Commission dispose plutôt d’un pouvoir politique discrétionnaire à cet égard.

Ce faisant, il convient de noter que l’Allemagne et la plupart des autres États membres de l’Union européenne n’auraient pas du tout adhéré si l’on avait adopté une application illimitée par la CJUE du droit européen prévalant sur la Loi fondamentale.

Nous l’avons à nouveau clairement indiqué dans la décision sur la Cour unifiée des brevets en janvier.

Q – En fin de compte, c’est la CJUE qui devrait trancher – et il ne faut guère s’attendre à ce qu’elle arrive à la conclusion que l’Allemagne s’est conformée au droit européen, n’est-ce pas ?

Je le souhaiterais, mais ce n’est probablement pas très réaliste.

Q – Que se passerait-il après un tel jugement ?

C’est difficile à dire. En tout cas, cela ne changerait pas notre jugement.

Une procédure d’infraction entraînerait une escalade importante, ce qui pourrait plonger l’Allemagne et d’autres États membres dans un conflit constitutionnel difficile à résoudre. Parce que la priorité illimitée du droit de l’UE n’est pas compatible avec la clause d’éternité de notre Loi fondamentale et de nombreuses autres Constitutions. À long terme, cela affaiblirait ou mettrait en danger l’Union européenne.

En tout état de cause, cela irait à l’encontre de notre objectif de renforcer l’ordre juridique européen et de le rendre plus fiable pour toutes les parties.

Q – La Cour constitutionnelle fédérale et la CJUE soulignent toujours que, malgré toutes leurs différences, elles se voient dans une relation de coopération. Comment cela pourrait-il arriver concrètement maintenant ?

Si je vois les réactions de la CJUE et la demande de procédure d’infraction qui en résulte, nous avons peut-être des idées différentes sur le contenu de cette relation de coopération.

Pour moi, c’est un processus dialectique, où chacun se prend au sérieux, s’engage avec ses arguments, est prêt à apprendre et à se corriger.

La CJUE, en revanche, semble avoir des idées plus hiérarchiques dans lesquelles la confrontation des points de vue n’est pas si centrale.

Q – N’y a-t-il pas un danger que Karlsruhe finisse par perdre ? Sans soutien politique qui pourrait même être tenté de restreindre les pouvoirs de la Cour constitutionnelle fédérale ?

À mon avis, il ne s’agit pas de gagnants ou de perdants, mais d’un système juridique fiable et équilibré en Europe.

Soit dit en passant, je vois que le verdict a de nombreux partisans dans le monde politique.

Il n’est tout simplement pas possible de sanctionner la Cour constitutionnelle fédérale en lui retirant des pouvoirs, car notre décision a été prise sur le fondement de la clause d’éternité de la Loi fondamentale.

Une telle sanction rapprocherait également notre pays de ce qui se passe en Pologne ou en Hongrie.

L’entretien a été réalisé par Reinhard Müller.

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