Une préfiguration du « Grand Marché Transatlantique » : Philip Morris attaque l’Uruguay : qui va gagner ?
En photo :
– à gauche : l’actuel président uruguayen José Mujica.
Surnommé « Pepe Mujica », José Mujica fut un guérillero des Tupamaros dans les années 1960-1970, et fut détenu à ce titre en tant qu’otage par la dictature uruguayenne (1973-1985). Il participa ensuite à la création du Mouvement de participation populaire (MPP) avec le Mouvement de libération nationale – Tupamaros (MLN-T), fut élu sénateur puis nommé ministre de l’Agriculture du gouvernement Vázquez, en 2005.
Candidat présidentiel du Front large (de gauche) pour la présidentielle d’octobre-novembre 2009, il l’a remporté au second tour contre le candidat du Parti national, Luis Alberto Lacalle, avec 52,9 % des voix contre 42,9 %.
Surnommé “le chef d’État le plus pauvre du monde”, José Mujica se distingue par son mode de vie, très éloigné du faste habituel de la fonction présidentielle. Végétarien, délaissant le palais présidentiel, il habite la petite ferme de son épouse, « au bout d’un chemin de terre » en dehors de Montevideo. Il continue à y cultiver des fleurs avec son épouse, Lucía Topolansky, à des fins commerciales. Il donne environ 90 % de son salaire présidentiel à des organisations caritatives ou pour aider des petits entrepreneurs, conservant pour lui-même l’équivalent du salaire moyen en Uruguay (environ 900 € par mois). Le couple présidentiel bénéficie de la protection de deux policiers à la ferme. Lors de la vague de froid qu’a subi le pays en juin 2012, il a immédiatement inscrit la résidence présidentielle sur la liste des refuges pour les sans-abris.
Sur la scène internationale, José Mujica est proche des régimes du Venezuela, de l’Équateur et de la Bolivie. Il a renouvelé en avril 2010 avec le Venezuela de Chávez l’accord commercial de 2005, qui prévoit notamment l’approvisionnement en pétrole de l’Uruguay à des conditions favorables.
– à droite : publicité des années 60 pour Philip Morris
Entre la présidence d’une pauvreté évangélique de Mujica et le mythe de l’American Way of Life promu par Philip Morris, peut-on rêver deux façons plus opposées de concevoir la vie ?
Je publie ci-après un article très intéressant, rédigé et publié sur son blog par André Boyer, un sympathisant de l’UPR, qui m’a très aimablement donné son accord pour cette reprise sur notre site et notre page Facebook.
Se fondant pour une large part sur des articles parus dans la presse uruguayenne, André Boyer attire ici notre attention sur le litige qui oppose actuellement le célèbre fabricant de cigarettes Philip Morris au gouvernement de Montevideo.
Le cigarettier américain, désormais possédé par Altria ayant son siège en Suisse, a demandé et obtenu que le Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) – dépendant de la Banque Mondiale – rende un arbitrage sur ce conflit, arbitrage qui devrait intervenir en septembre ou octobre prochain.
Enjeu du litige : Philip Morris demande purement et simplement l’abrogation de plusieurs articles d’une loi anti-tabac décidée et votée par les instances démocratiques uruguayennes, et une pénalité de 25 millions de dollars, plus les frais de procédures.
Ce cas s’inscrit dans le cadre des procédures bilatérales d’arbitrage prévues par le traité de promotion et protection des investissements (TPPI) liant l’Uruguay à la Suisse. Mais il est intéressant à étudier de près, car il est une sorte de cas d’école de ce qui attendrait la France si notre pays, demain, ratifiait le traité dit TAFTA instaurant un “Grand Marché Transatlantique”.
L’enjeu est d’une exceptionnelle gravité. Car si l’on autorise des entreprises à faire condamner des États pour des politiques qui leur déplaisent, c’en est ni plus ni moins fini de la démocratie, laquelle est inséparable de la souveraineté nationale.
François ASSELINEAU
10 juin 2014
PHILIP MORRIS ATTAQUE L’URUGUAY
par André BOYER
L’élément, sans doute le plus important, du traité portant sur la Zone de Libre Échange Transatlantique (Transatlantic Free Trade Area, TFTA dit TAFTA en français) en cours de négociation, est de permettre aux entreprises de poursuivre des États dont la politique entraverait leur activité commerciale, même s’il s’agit d’une politique de santé publique. Voici un exemple pratique de l’usage des tribunaux arbitraux pour un litige entre une entreprise et un État.
Le 1er mars 2006, l’Uruguay a pris la décision d’interdire de fumer dans les lieux publics. De plus, il a proscrit la publicité, accru les taxes, interdit de vendre plusieurs produits de la même marque et imposé l’impression de messages anti-tabac sur 80% de la surface de chaque paquet.
Philip Morris a considéré que les deux dernières mesures, vente d’un seul produit et surface de l’information sur les effets du tabac, enfreignaient le traité de promotion et de protection des investissements conclu entre la Suisse, pays où Philip Morris, aujourd’hui Altria, a installé son siège social, et l’Uruguay. Il a donc porté plainte en mars 2010 contre l’Uruguay devant la cour d’arbitrage de la Banque mondiale, demandant la somme modeste de 25 millions de dollars d’indemnités plus les frais de procédures et bien sûr l’abrogation des articles incriminés dans la loi anti-tabac.
Il s’agit d’un cas classique de litige entre une entreprise et un État, qui en l’occurrence sont à peu prés égaux en termes de volume d’activité: Philip Morris réalise en effet 77 milliards de dollars de chiffre d’affaires et le PIB de l’Uruguay s’élève à 50 milliards de dollars.
Ce litige a été engendré par l’accord bilatéral de Promotion et de Protection de l’investissement (APPI) signé entre la Suisse et l’Uruguay, dont une des clauses établit que tout litige entre une firme et un Etat doit être réglé dans le cadre de l’arbitrage international des investissements, qui est en l’occurrence le CIRDI, organe dépendant de la Banque mondiale.
Organigramme du groupe Banque Mondiale, avec le Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) (dont la dénomination en anglais est “International Centre for Settlement of Investment Disputes” – ICSID)Le CIRDI a été créé le 14 octobre 1966 par la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) afin d’arbitrer les conflits entre un État et un investisseur originaire d’un autre État. Le CIRDI a son siège à Washington au sein de la Banque mondiale.
Logo du Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements : ICSID pour “International Centre for Settlement of Investment Disputes”.À l’origine, seuls vingt pays adhérèrent au CIRDI et plusieurs États d’Amérique Latine s’opposèrent à la création de ce tribunal de la défense de la souveraineté nationale, de l’égalité entre citoyens nationaux et étrangers et de la juridiction territoriale.
Il existe d’autres tribunaux internationaux qui se consacrent au règlement des différends entre États et investisseurs privés tels que la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de Commerce international ou la Commission des Nations unies pour le droit commercial international.Mais les investisseurs ont, depuis une vingtaine d’années, une préférence pour le CIRDI.
Les arbitrages du CIRDI sont rendus avec le concours de trois arbitres (l’un étant désigné par l’État, l’autre par l’investisseur et le troisième par la Banque), et la décision est sans appel. Il n’y a pas d’audience publique. Les États se trouvent placés à égalité avec les entreprises privées. Mais, compte tenu de la puissance – notamment financière – des entreprises transnationales, souvent bien supérieures à celle de nombreux États, on ne peut que tout craindre de cette « égalité ».
Le cabinet Foley Hoag a été choisi par la présidence uruguayenne pour diriger sa défense face à Philip Morris. Il a été convenu que le cabinet limiterait ses honoraires à 4 millions de dollars. De plus l’Uruguay est soutenu par l’ONG Tobacco Free Kids, dirigée par Michael Bloomberg, l’ex-maire de New York, qui s’est engagée à payer 60% des honoraires de la défense de l’Uruguay.
Face au cabinet Foley Hoag, Philip Morris a désigné le cabinet Sidley Austin qui a une forte influence dans les publications académiques consultées par les arbitres du CIRDI.
Fin 2013, le CIRDI s’est déclaré compétent pour statuer sur la plainte déposée par Philip Morris
Au cours de la première manche de la procédure, fin 2013, le tribunal du CIRDI a donné raison à Philip Morris en se déclarant compétent pour statuer sur la plainte que l’entreprise avait déposée.
Les arguments de Philip Morris sont de trois ordres :
- Le changement des règles du jeu depuis l’accord de promotion et protection des investissements signé avec la Suisse le 7 octobre 1988.
- L’atteinte aux droits de propriété intellectuelle de Philip Morris lorsque l’Uruguay lui a imposé des pictogrammes obligatoires sur les paquets de cigarettes, avertissant des risques de fumer pour la santé.
- Enfin, les préjudices commerciaux occasionnés par les mesures anti-tabac approuvées pendant l’administration de Tabaré Vazquez.
Afin de répondre au mémoire présenté par Philip Morris en mars 2014, les avocats du cabinet Foley Hoag se sont rendus en Uruguay pour réunir les informations nécessaires. De plus, sans doute pour impressionner les juges, le gouvernement uruguayen compte adresser un message à l’opinion publique américaine et au président Obama, dont on a aperçu la logique de Ponce Pilate relativement à l’affaire BNP, pour obtenir leur soutien face au géant, américain, du tabac.
Les deux cabinets présenteront leurs arguments lors de la séance du tribunal arbitral qui se tiendra le 29 septembre 2014 à La Haye. Ce tribunal est composé de trois arbitres :
- l’italien Piero Bernardini, réputé neutre,
- l’allemand Gary Born, choisi par Philip Morris,
- et l’australien James Crawford, désigné par l’Uruguay.
Au cours de sa carrière, ce dernier s’est engagé indistinctement comme avocat de l’accusation, comme représentant d’investisseurs et comme avocat de la défense des États visés par les plaintes d’entreprises et comme arbitre : il sait tout faire.
Des litiges qui rapportent gros
Force est de constater en effet que les acteurs de l’arbitrage international, études d’avocats, arbitres et fonds d’investissements qui financent les entreprises procédurières afin de recevoir une part des indemnités, constituent un cartel d’affaire ayant un puissant intérêt commun à stimuler de coûteuses actions en justice.
Enfin, on constate que dans, un « marché » des arbitrages en expansion, un petit nombre d’avocats trustent pour le moment les affaires, puisque quinze d’entre eux sont intervenus dans 55% des litiges.
Ce sont en effet des litiges qui rapportent: les honoraires des cabinets d’avocat s’élèvent en moyenne à 8 millions de dollars par affaire. La firme Foley Hoag a ainsi participé à dix cas de litiges entre des entreprises et des États dont elle a tiré des revenus bruts de 149 millions de dollars et près d’un million de dollars de bénéfices par associé. Pour leur part, les honoraires des juges se montent à 3000 dollars par jour et par juge, sans compter les frais et les indemnités.
Il reste à conclure que l’introduction de tribunaux d’arbitrage entre entreprises et États, et non plus entre États, plaçant ces derniers au même niveau, sinon à un niveau inférieur aux entreprises, remet en cause de manière fondamentale la souveraineté des États, donc des peuples qu’ils administrent.
Cette novation majeure ne saurait être traitée en catimini, sous couvert d’un traité de commerce.
André BOYER
(Données établies à partir d’articles publiés en mai 2014 dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha)
Ce texte peut être retrouvé sur le blog d’André Boyer : http://andreboyer.over-blog.com/
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