Macron, la francophonie et la culture de la privatisation – Une analyse d’Anne Limoge, responsable nationale UPR chargée de l’éducation
Mardi 20 mars 2018, Journée de la francophonie, journée d’un énième discours de M. Macron (1), cette fois sur son « idée pour le français », comme était intitulé le site officiel (2) dédié à cette occasion. Discours lors duquel il énonça trente-trois propositions « pour la promotion de la langue française et du plurilinguisme ».
Passons sur une bonne part de l’allocution, qui présente le français comme une langue de communication, la priorité étant de « faire du français une langue majeure d’échange, de communication […] faire en sorte de créer un usage utile de la langue française. Le français est cette langue qui doit permettre d’accéder au travail, à d’autres espaces géographiques, d’accéder à des possibles. Il nous faut présenter cette ambition d’avoir un français utile, efficace ».
Cette vision utilitariste de notre langue la vide de son essence même, à la fois vecteur et expression de notre culture millénaire. Et ne tient pas devant la réalité de l’utilisation de l’anglais à de nombreuses reprises par nos dirigeants même, en des occasions qui ne le nécessitaient nullement.
Ce n’est toutefois pas sur ce point, ô combien important, que nous allons nous pencher… mais sur deux propositions qui ne peuvent que nous pousser à nous interroger sur la cohérence de ce président face aux décisions prises ces derniers temps.
1) Promesse d’ouverture de dix alliances françaises, une par an à partir de 2019 : « Nous en avons rouvert une récemment en Tunisie, je m’en félicite. Je souhaite que les crédits alloués à ces institutions soient sanctuarisés. »
2) Volonté de donner un nouvel élan aux lycées français à l’étranger : le réseau des lycées français à l’étranger, qui accueille actuellement près de 350 000 jeunes dans 500 établissements, « sera consolidé et dynamisé […] les moyens seront maintenus. Le secteur privé sera mieux associé ».
Seulement voilà, le temps passe et la réalité nous rattrape à grands pas…
Fondation Alliance française et Institut français
Les alliances françaises sont des organisations dont l’objectif est de faire rayonner notre langue et notre culture à l’extérieur de la France. La première fut créée en 1883, sous le ministère de Jules Ferry, et 1906 voit la création aux États-Unis de la Fédération des alliances françaises.
En 2007, afin de rassembler en un réseau unique toutes ces structures jusque-là assez isolées, la Fondation Alliance française est créée, et fédère depuis plus de 830 alliances dans 134 pays. Elle est liée au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, qui finance en particulier les emplois (de directeur, ou de chargé de mission pédagogique ou culturel) pourvus par détachement de Français à l’étranger, ou le déploiement de nouvelles alliances. Le reste du budget est géré sur fonds propres par le conseil d’administration et provient des dons et des cours de langue qui y sont dispensés. L’indépendance de ces structures vis-à-vis des ambassades est assez importante, le conseil d’administration, seul décisionnaire, étant issu uniquement de la société civile locale.
En parallèle de la Fondation Alliance française existent des instituts et centres culturels français, regroupés depuis 2010 au sein d’un établissement public à caractère industriel et commercial (ÉPIC) (3), appelé Institut français, sous la tutelle du ministère de la Culture et du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Son but est de promouvoir l’action culturelle extérieure de la France en matière d’échanges artistiques, de diffusion des savoirs et des idées dans le monde du livre, du cinéma, de la langue française, et des missions d’accueil en France des cultures étrangères à travers des festivals.
Comme tous les ÉPIC, l’Institut français dispose d’un budget autonome, séparé du budget général de l’État. Les instituts ont un statut d’établissement à autonomie financière, leurs directeurs, détachés et nommés par l’État, ayant la responsabilité du budget. Ils sont financés majoritairement ou partiellement par leurs recettes propres, les cours de français – langue étrangère étant bénéficiaires, et par le mécénat. L’investissement financier de l’État français peut donc être évalué au cas par cas.
Jusqu’ici, le fonctionnement semble le même pour ces deux structures, si ce n’est que l’Institut français est clairement un ÉPIC, tandis que les alliances françaises sont bien plus indépendantes vis-à-vis des ambassades et du ministère.
Décision a donc été prise de fusionner la Fondation Alliance française et l’Institut français pour redonner un élan à ces alliances en perte de vitesse dans certains endroits comme l’Europe de l’Est, par exemple. Cela donne l’impression d’une capacité de l’État à s’investir davantage dans l’avenir de ces structures, pour les soutenir.
Cela ne semble donc pas changer grand-chose a priori, si ce n’est pour les conseils d’administration des alliances, qui redoutent une disparition du modèle de fonctionnement, autonome, qui leur est propre (4).
Dans ce cadre, on en arrive aux promesses de M. Macron…
Promettre la création de dix nouvelles alliances au rythme d’une par an à partir de 2019, c’est un bel exemple de manipulation, les alliances ne se créant localement que si la demande existe, comme c’est déjà le cas par exemple en Chine, pays qui voit leur nombre augmenter régulièrement… d’une par an, si l’on en croit certaines sources. La modification de statut ne changera rien.
Déclarer vouloir sanctuariser le budget des alliances françaises est également une promesse creuse compte tenu des demandes répétées de la part de la Commission européenne auprès de l’État français de diminuer le niveau des dépenses publiques. Le problème était déjà présent avant, vu les suppressions de postes dans le personnel mis à disposition des alliances par le ministère ces dernières années.
Donc de belles promesses non applicables pour finalement, par ce changement de statut, programmer la réelle disparition des alliances françaises : un ÉPIC est un établissement public ayant pour but la gestion d’une activité publique qui, compte tenu des circonstances (souci d’efficacité, contrôle de secteurs sensibles), ne pourrait pas être correctement effectuée par une entreprise industrielle ou commerciale privée soumise à la concurrence.
Un ÉPIC est donc une structure illégale dans le cadre des traités de l’Union européenne, qui promeuvent l’ouverture des services publics à la concurrence.
La fusion de la Fondation Alliance française et de l’Institut français, loin des beaux discours sur la promotion de la langue française, condamne donc ces structures chargées du rayonnement de notre langue et de notre culture à travers le monde, à être à terme privatisées et à soit réussir à être assez rentables pour survivre, soit disparaître face à la pression de la concurrence.
Résultat : la culture subordonnée au profit.
Établissements français à l’étranger
Passons aux lycées français à l’étranger : c’est de prime abord une bonne nouvelle pour les familles d’enfants scolarisés dans les écoles, collèges et lycées français de l’étranger, si l’on a la volonté de les consolider, de les dynamiser, et de maintenir leurs moyens.
L’objectif affiché est de doubler le nombre d’élèves inscrits et de retrouver le budget d’avant les coupes de ces dernières années.
La diminution du budget alloué par l’État à ces établissements avait poussé à la suppression de postes, à l’abandon des projets de rénovation des locaux ou de projets immobiliers nécessaires, et à l’augmentation du coût de la scolarité, maintenant insoutenable pour une bonne part des expatriés (40 % des élèves), 5 000 à 10 000 euros par an et par enfant en moyenne au lycée, jusqu’à 30 000 aux États-Unis. Ne parlons pas des habitants des pays d’accueil (60 % des élèves), pour qui ces sommes peuvent dépasser largement leur salaire… annuel ! Quel Tchèque pourrait payer 8 000 euros par an pour des frais de scolarité, quand le salaire moyen était d’environ 900 euros par mois en 2014 ?
En 2017, le gouvernement avait supprimé 9 % du budget de l’agence pour l’enseignement du français à l’étranger, entraînant la suppression de 500 postes sur trois ans.
En revenant sur le budget précédent, comment permettre de doubler le nombre d’élèves ?
On peut imaginer revenir sur un fonctionnement identique à ce qu’il était avant, mais pas doubler le nombre d’élèves, ce qui nécessiterait forcément une augmentation du nombre de postes, et donc une augmentation du budget bien plus importante. Or Bruxelles réclame déjà la baisse du niveau des dépenses publiques… C’est la quadrature du cercle, à moins d’imaginer maintenir les coûts de scolarité aux niveaux atteints (5).
Ou à tabler sur une autre solution. Les établissements français ont actuellement la possibilité de fonctionner selon trois statuts différents : 74 sont en gestion directe, 153 conventionnés, et 265 en partenariat. Les établissements en gestion directe et ceux conventionnés bénéficient de subventions de l’État, soit 355 millions d’euros pour 2018, qui servent à payer les professeurs de l’Éducation nationale détachés à l’étranger. Les « partenaires », plus autonomes au point de vue de la pédagogie, sont financés exclusivement par les frais de scolarité payés par les parents (6).
C’est en ça que « le secteur privé sera mieux associé » : le statut de « partenaire » est dorénavant mis en avant, et les syndicats soulignent le risque de voir de nombreux établissements prendre leur autonomie à la suite de « déconventionnements ». Les frais de scolarité ne baisseront pas, puisqu’ils serviront à subventionner les établissements dont ce sera la seule source de revenus, et l’État n’aura plus que les bourses accordées aux élèves français à payer.
De plus, dans des pays où les élèves de ces établissements sont majoritairement étrangers, on ne peut ignorer le risque d’un glissement des programmes enseignés, et donc d’une perte de rayonnement de la culture française, ce qui va à l’encontre des volontés qui ont présidé à leur mise en place.
C’est là aussi la privatisation des établissements français à l’étranger qui est en marche.
Alors qu’en est-il de la promotion de la francophonie macronienne ?
Un discours creux, des promesses non tenables, la mise en place programmée de la privatisation des moyens mis en place depuis plus d’un siècle pour permettre le rayonnement de la culture française à travers le monde, une culture subordonnée au profit…
Finalement, on rejoint l’idée essentielle de M. Macron à propos de notre langue : un outil de communication et non l’expression d’une culture, qui est abandonnée face à « l’avenir » européen et la société ultralibérale qui nous sont concoctés.
Anne Limoge
Responsable nationale de l’UPR chargée de l’éducation
Notes
(1) https://www.youtube.com/watch?v=CUuRwXkzJ10