L’ONDE DE CHOC DE KARLSRUHE FAIT TREMBLER L’EURO ET L’ÉDIFICE EUROPÉEN – Dossier établi par François Asselineau
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Introduction : un double séisme
Que l’on soit pour ou contre, il ne fait pas de doute que l’arrêt du tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe du 5 mai 2020 est un jugement historique qui met doublement en péril l’euro et l’Union européenne.
- La décision de la Cour constitutionnelle allemande met en péril l’euro en « compliquant le maintien à flot de l’Italie par la BCE » comme l’a titré avec euphémisme le journal Le Monde du 11 mai 2020. Je renvoie ici à mon analyse du 6 mai publiée sur le présent site.
- La décision de la Cour constitutionnelle allemande met en péril l’Union européenne elle-même puisqu’elle crée un précédent en remettant en cause ni plus ni moins que la primauté du droit européen. Comme le rapporte le Figaro du 10 mai 2020 en citant un diplomate européen anonyme, « Il y a là un risque systémique » pour l’édifice européen lui-même.
La décision de Karlsruhe provoque d’autant plus un séisme qu’elle émane de l’institution juridique la plus haute et la plus respectée, du pays le plus riche et le plus peuplé de l’Union européenne, qui plus est le financier n°1 de tout l’édifice européen.
Car c’est là que le bât blesse. S’il s’était agi d’une décision prise par la Cour constitutionnelle d’un petit pays membre de l’UE et allant à l’encontre de la CJUE , des pressions auraient suffi à faire plier le récalcitrant. Comme le rappelle le journal Le Monde du 11 mai, ce fut par exemple le cas avec le Danemark et la République tchèque : la pression politique avait suffi à leur faire faire machine arrière, et la Commission n’avait pas lancé de procédure d’infraction contre ces deux pays.
Une seule fois, l’exécutif européen a lancé une telle procédure contre un État membre : c’était en 2018, contre la France, après une décision du Conseil d’État sur un sujet fiscal. Et Paris avait fini par plier.
Mais cette fois-ci, le problème est bien plus épineux, compte tenu du poids écrasant de l’Allemagne dans tous les domaines.
Dans une prétendue “construction européenne” qui a tendance à devenir une “Europe allemande”, est-il possible de s’attaquer soudain à l’Allemagne ? Et cela en oubliant l’adage qui veut que “qui paye commande” ?
En réalité, on assiste à un conflit de juridictions qui débouche sur une situation de blocage, qu’il faut examiner de très près, tant ces événements sont importants pour la suite.
La CJUE, furieuse, rappelle qu’elle est « seule compétente pour constater qu’un acte d’une institution de l’Union est contraire au droit de l’Union. »
Le 8 mai 2020, soit trois longs jours après le jugement du Tribunal de Karlsruhe du 5 mai, la CJUE a fini par publier un rare communiqué de presse révélant la fureur que lui a causé le jugement du Tribunal de Karlsruhe qui lui a dénié sa suprématie.
De façon presque comique, ce communiqué commence par affirmer que « les services de l’institution ne commentent jamais un arrêt d’une juridiction nationale », puis il se met justement à… commenter l’arrêt du Tribunal constitutionnel allemand ! (sans le nommer il est vrai)
L’essentiel du communiqué vient ensuite : « Afin d’assurer une application uniforme du droit de l’Union, seule la Cour de justice, créée à cette fin par les États membres, est compétente pour constater qu’un acte d’une institution de l’Union est contraire au droit de l’Union. Des divergences entre les juridictions des États membres quant à la validité de tels actes seraient susceptibles de compromettre l’unité de l’ordre juridique de l’Union et de porter atteinte à la sécurité juridique ».
La Commission européenne évoque la menace de poursuivre l’Allemagne en justice
La Commission européenne – qui est entre autres chargée de faire respecter les traités européens en saisissant au besoin la CJUE – ne pouvait pas rester sans réaction après le jugement du tribunal de Karlsruhe et le communiqué de presse furieux de la CJUE qui vient d’être vu.
La présidente allemande de la Commission, Ursula von der Leyen, a commencé par répondre à la question écrite de l’eurodéputé écologiste allemand Sven Giegold (cf. ci-infra), en faisant savoir qu’elle prenait « la chose très au sérieux ».
Puis, elle a publié un communiqué le 10 mai dans lequel elle écrit : « La Commission est en train d’analyser en détail le jugement de plus de cent pages de la Cour constitutionnelle fédérale allemande », avant de préciser qu’elle envisage, le cas échéant, de « possibles prochaines étapes allant jusqu’à une procédure pour infraction aux traités européens ».
Quelle est la légitimité la plus démocratique ?
Le conflit de compétences entre les institutions européennes (CJUE, Commission européenne et BCE) d’un côté, et le Tribunal de Karlsruhe de l’autre côté, est donc patent.
Dans ce conflit de compétences, la presse française, presque entièrement soumise au dogme européiste, de même que nos dirigeants politiques et économiques européistes, prennent tous explicitement le parti des institutions européennes.
Le ministre français de l’Économie Bruno Le Maire a ainsi déclaré, dès le lendemain du jugement de Karlsruhe, que « la décision de la cour constitutionnelle de Karlsruhe n’est pas un élément de stabilité. Les traités européens garantissent l’indépendance de la Banque centrale européenne. Elle prend ses décisions en toute indépendance et elle décide des conditions d’exercice de son mandat sous le contrôle exclusif de la Cour de justice de l’Union européenne qui est gardienne des traités
. Il est important de rappeler l’indépendance de la BCE qui est la seule à même de juger ce qui est nécessaire en termes de conduite de la politique monétaire dans la zone euro.»
Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, qui fait à ce titre partie du Conseil des gouverneurs de la BCE, a surenchéri lors d’une audition devant la Commission des Finances de l’Assemblée nationale pour donner raison à la CJUE contre le tribunal de Karlsruhe : « Comme l’a dit la CJUE, nos actions passées sont bien proportionnées à notre mandat, et notre détermination pour l’avenir à assurer ce mandat est totale
.»
Quant aux médias, ils soutiennent quasiment tous la position de l’Union européenne, avec de simples nuances dans l’expression. À savoir que les traités posent que la CJUE serait seule compétente pour constater qu’un acte d’une institution de l’Union est contraire au droit de l’Union ; et que le tribunal de Karlsruhe commettrait une forfaiture juridique en prétendant révoquer un jugement de la CJUE.
On retiendra, à titre d’exemple, une tribune publiée par le magazine L’Express du 11 mai 2020 qui estime que « le jugement du tribunal constitutionnel allemand est dramatique » et qui est précédé d’une accroche en sur-titre : « POUVOIR DIVIN ».
Les auteurs de la tribune (Denys de Béchillon, professeur à l’université de Pau, et Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel français…) présentent donc les choses comme si la décision du tribunal de Karlsruhe était « de droit DIVIN ». Donc comme si elle n’était fondée que sur une entité nébuleuse, antidémocratique et illégitime.
Cette présentation est assez cocasse et montre à quel degré d’aveuglement peuvent en arriver les européistes.
Rappelons en effet quel est le substrat démocratique et la légitimité juridique des différentes instances en cause.
Le tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe est l’ultime rempart de la démocratie allemande
Avant toute chose, il faut rappeler que les attributions du Tribunal de Karlsruhe ont été posées par la Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne (en allemand Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland ) adoptée le 8 mai 1949 et promulguée le 23 mai suivant.
Ce texte fondamental, aussi appelée “Constitution allemande” (en allemand Deutsche Verfassung), a été adopté dans ce qui était alors “l’Allemagne de l’ouest”, portion du territoire allemand sous occupation des trois puissances alliées occidentales : États-Unis, Royaume-Uni et France. Sa conception et sa rédaction ont été profondément marquées par la volonté de tirer les leçons de l’échec de la république de Weimar et de s’opposer à tout retour au nazisme. Elle offre en conséquence une protection toute particulière aux libertés fondamentales du peuple allemand.
La Loi fondamentale allemande a donc fait du tribunal constitutionnel de Karlsruhe l’ultime garant de la démocratie et des libertés fondamentales des Allemands, le gardien suprême du respect de leur Loi fondamentale. Il est entouré d’un immense respect.
Les attributions du Tribunal constitutionnel allemand sont posées notamment par les articles 92, 93, 94, et 100 de la Loi fondamentale.
Comme on le constate à la lecture de ces articles :
– les compétences du Tribunal de Karlsruhe sont très vastes : il constitue en quelque sorte l’instance de dernier recours pour tous les litiges.
En particulier :
– en vertu de l’article 93, alinéa 4 a), il a le dernier mot sur «les recours constitutionnels qui peuvent être formés par quiconque estime avoir été lésé par la puissance publique dans l’un de ses droits fondamentaux»
– en vertu de l’article 100, alinéa 2, il a le dernier mot pour déterminer si une règle de droit international public – donc un traité international comme les traités européens – crée ou non des droit ou des obligations pour les citoyens allemands («Si, au cours d’un litige, il y a doute sur le point de savoir si une règle de droit international public fait partie intégrante du droit fédéral et si elle crée directement des droits et obligations pour les individus (article 25), le tribunal doit soumettre la question à la décision de la Cour constitutionnelle fédérale.»)
– les juges du Tribunal constitutionnel allemand sont ÉLUS par les députés du Bundestag et les sénateurs du Bundesrat, donc par les représentants du peuple allemand.
Ils sont élus sur une liste de candidatures de magistrats émérites, rompus aux questions du droit. Comme le précise la Loi fondamentale, ils ne peuvent venir ni des députés, ni des sénateurs, ni du gouvernement fédéral, ni des mêmes instances au niveau des Länder. Cela signifie concrètement qu’ils viennent du monde judiciaire et non du monde de la politique.
Notons au passage l’extrême différence avec la France, où les membres de notre Conseil constitutionnel ne sont pas élus mais désignés par le Président de la République et par les présidents des deux assemblées, et où ils viennent fréquemment de la sphère politique, parfois sans avoir de compétences et d’expérience professionnelle juridiques particulières.
Les magistrats du tribunal de Karlsruhe sont par ailleurs élus pour douze ans, non renouvelables, et ils sont inamovibles, de telle sorte qu’ils ne puissent subir aucune pression.
Les juges de la CJUE et les Commissaires européens, cooptés parmi des européistes, ne sont élus par personne et n’offrent aucune garantie d’indépendance ni d’impartialité
La situation des juges de la CJUE est totalement différente de celle des juges du tribunal de Karlsruhe.
- Aucun d’entre eux n’est jamais élu par qui que ce soit.
- La Cour de justice est composée d’un juge par État membre. Ils désignent parmi eux, pour un mandat renouvelable de trois ans, le président de la Cour de justice.
Les juges sont censés être choisis parmi des personnalités “offrant toutes garanties d’indépendance et réunissant les conditions requises pour l’exercice”, dans leurs pays respectifs, des plus hautes fonctions juridictionnelles, ou qui sont des jurisconsultes possédant des compétences notoires.
Mais en pratique, les juges de la CJUE sont nommés d’un commun accord par les gouvernements des États membres pour six ans renouvelables.
Ils sont systématiquement choisis parmi des personnalités connues pour leur engagement européiste et les juges ont d’abord été majoritairement des universitaires, le plus souvent professeurs de droit, sans aucune expérience de la magistrature. Mais ce sont aujourd’hui plus souvent d’anciens magistrats.
Leur parti-pris pro-européen de départ, leur nomination renouvelable, et le fait qu’ils ne sont pas élus mais choisis par les gouvernements, ouvrent tout grand la porte à des juges totalement dépendants des gouvernements et, plus encore, à des militants acharnés du dogme européiste.
Du reste, le problème de l’indépendance des magistrats de la Cour de justice de l’Union européenne est tel qu’il a été décidé qu’une affaire n’est pas confiée à un juge ressortissant du pays concerné.
- Quant aux Commissaires européens, ils présentent exactement les mêmes caractéristiques que les juges de la CJUE (non élus, militants pro-européens, non professionnels…) mais en pire, puisqu’ils viennent systématiquement du monde politique de chaque État-membre.
En conclusion, force est de constater que la légitimité démocratique se situe, de façon irréfutable, du côté du tribunal constitutionnel de Karlsruhe et non du côté des institutions européennes.
L’absence de peuple européen devant lequel ils devraient répondre de leurs décisions, leur absence d’indépendance, leur nomination par cooptation parmi des européistes convaincus, sont autant de facteurs qui permettent aux juges de la CJUE et aux Commissaires européens de se sentir autorisés à outrepasser leurs mandats et à interpréter comme bon leur semble les clauses précises des traités européens par des raisonnements spécieux, et cela à des fins politiques.
C’est d’ailleurs exactement le reproche juridique fondamental que font les juges du tribunal de Karslruhe, lorsqu’ils déclarent que les magistrats de la CJUE sont allés au-delà de leurs mandats (l’expression latine “ultra vires”, qui signifie précisément cela, revient à plusieurs reprises dans l’arrêt du tribunal de Karlsruhe du 5 mai 2020).
En d’autres termes, ce que le tribunal constitutionnel a jugé et dit est fondamental, à savoir :
– que la CJUE est certes seule compétente, au vu des traités européens, pour constater qu’un acte d’une institution de l’Union est contraire au droit de l’Union,
– mais qu’elle n’est légitime pour le faire qu’à la condition expresse que les magistrats de la CJUE jugent en droit et en respectant scrupuleusement les clauses des traités.
Si, en revanche, ces magistrats de la CJUE jugent en militants européistes désireux de faire avancer leur cause, et s’ils interprètent les articles des traités de façon “non compréhensible et arbitraire” (ce sont les termes utilisés par les juges allemands de Karlsruhe), et en pure opportunité politique, pour forcer la création d’une Europe fédérale contre le souhait des États et des peuples, alors il faut mettre le holà et affirmer hautement que ces magistrats de la CJUE n’ont plus de légitimité.
Les gouvernements polonais et hongrois se réjouissent publiquement de la décision du tribunal de Karlsruhe
D’autres États membres, en délicatesse avec la Cour de justice européenne, pourraient à leur tour remettre en cause les arrêts de celle-ci, qu’ils estiment être entachés de considérations politiques.
Tel est le cas de la Pologne, condamnée sur les questions d’État de droit, qui ne s’est pas privée, dès l’énoncé du jugement de Karlruhe, de s’en féliciter.
Dimanche 10 mai, le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a d’ailleurs publié une tribune dans la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung pour se féliciter du jugement de la Cour constitutionnelle allemande du 5 mai 2020, en affirmant qu’il s’agissait là d’« un des jugements les plus importants dans l’histoire de l’UE ». Le Premier ministre polonais a même précisé que « l’on peut dire pour la première fois avec cette clarté: “Les traités sont créés par les États membres et ils déterminent où se situent les limites de compétence des institutions européennes”.»
La ministre hongroise de la justice, Judit Varga, a renchéri dans les félicitations, en affirmant que c’était « un jugement extrêmement important ».
La scène politique allemande se divise
1°) Que pensent vraiment les dirigeants allemands ?
Comme pour rassurer ses lecteurs, le journal français Les Échos a affirmé le 6 mai que les opposants au jugement du tribunal de Karlsruhe avaient « le soutien d’une bonne partie des autorités allemandes, au sein desquelles la décision des juges ne fait pas l’unanimité ».
Mais le quotidien des affaires ne trouve que deux exemples, peu probants, à citer :
- d’une part, le ministre allemand des Finances, Olaf Scholz, qui « a tenu, […] à minimiser le jugement, affirmant que le tribunal « avait clairement jugé » que le QE – Quantitative Easing – n’était pas un financement monétaire et que le programme était conforme à la constitution allemande » et que cette affaire prouve, aux yeux du ministre, la nécessité « d’approfondir et d’intensifier davantage la coopération européenne ».
- d’autre part, Jens Weidmann, président de la Bundesbank allemande et membre du directoire de la BCE, qui « a indiqué sobrement qu’il appuierait la Banque centrale européenne dans ses efforts pour répondre aux griefs de la cour suprême allemande, qui lui a donné trois mois pour justifier son action. »
On a beau lire et relire ces deux déclarations, on ne voit pas très bien en quoi elles justifient que les Échos les classent parmi les opposants au jugement du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle allemande.
On constate bien plutôt que le ministre allemand des finances et le président de la banque centrale allemande éludent les questions décisives posées par le jugement de Karlsruhe.
Ni l’un ni l’autre ne condamnent l’ultimatum de 3 mois fixé par la juridiction suprême allemande.
Ni l’un ni l’autre ne condamnent non plus l’affirmation de la supériorité du droit allemand sur celui de la CJUE.
Du reste, le même article du journal Les Échos du 6 mai convient à mots couverts qu’il y a une bonne dose d’hypocrisie dans la réaction des plus hautes autorités allemandes.
Il informe en effet ses lecteurs de cette remarque du plus haut intérêt : « En revanche, dans un entretien à huis clos devant ses députés, Angela Merkel se serait montrée moins complaisante. Selon un participant cité anonymement par l’AFP, la chancelière allemande aurait ainsi affirmé que les juges avaient montré à la banque centrale les limites de ce qu’elle peut faire. Le recours au QE comme solution anti-crise est en effet régulièrement perçu en Allemagne comme un financement illégal du train de vie des États. »
En un mot, et comme expliqué dans mon analyse du 6 mai, même si certains dirigeants du monde politique et économique allemand font semblant de prendre quelques distances d’avec le jugement du tribunal de Karlsruhe, une grande partie des élites allemandes se réjouissent intérieurement du coup d’arrêt ainsi envoyé publiquement aux dérives de la BCE. Car elles sont formellement opposées, depuis des années, à ces dérives et aux pressions croissantes en faveur de la “mutualisation des dettes”. Elles mesurent mieux que quiconque les risques insurmontables auxquels est confronté l’euro et qui ont toute chance de finir par s’abattre sur les contribuables, les retraités et les épargnants allemands.
Pour autant, ces mêmes élites dirigeantes allemandes ne souhaitent probablement pas aller jusqu’à l’explosion de l’euro maintenant. Car, comme nous l’avons souvent analysé ici-même, bien qu’elles savent que cet événement, qui est inéluctable, arrivera bien un jour, elles ne souhaitent pas que ce soit l’Allemagne qui en porte la responsabilité aux yeux du monde et de l’Histoire.
2°) Les européistes allemands appellent la Commission européenne à lancer la procédure de sanction contre leur propre pays
En parfait militant européiste, Sven Giegold, porte-parole des Verts allemands et président des Verts à la commission des changes du Parlement européen, n’a pas seulement questionné Ursula von der Leyen sur ce que la Commission pensait de l’arrêt de Karlsruhe (cf. supra). Il a aussi déclaré que le différend entre Karlsruhe et le Luxembourg menaçait l’unité juridique européenne : « La Cour constitutionnelle fédérale force la Bundesbank, le gouvernement fédéral et le Bundestag à entrer en conflit avec la BCE. Par conséquent, toutes les institutions de l’UE devraient clairement soutenir la Cour de justice européenne. »
Il a été rejoint en cela par la députée européenne du SPD, Katarina Barley, qui a vu, dans le jugement de Karlsruhe, un « signal fatal » et l’a évoqué dans un entretien à la Passauer Neue Presse.
L’avocat européen Franz Mayer a comparé quant à lui le jugement à une “bombe atomique”.
Le chef du groupe de centre droit PPE au parlement européen, Manfred Weber, a prévenu dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung que la décision ne devrait pas conduire la Pologne et la Hongrie à ne plus se sentir liées par les décisions de la Cour de justice européenne.
3°) Les patriotes et souverainistes allemands soutiennent les juges de Karlruhe et refusent le lancement d’une procédure contre l’Allemagne
Le chef du groupe régional CSU, Alexander Dobrindt, a quant à lui salué l’arrêt de Karlsruhe car il montre clairement les limites à la BCE. Il a déclaré au Münchner Merkur que le Parlement européen devait avoir pour tâche de demander aux institutions de s’en tenir strictement à leurs domaines de compétence au lieu de les encourager à les dépasser.
Quant aux députés européens de la CDU Markus Pieper et Stefan Berger, ils ont mis en garde contre une procédure d’infraction contre l’Allemagne. Le député Markus Pieper a notamment déclaré : « Une procédure d’infraction est disproportionnée. Le conflit pourrait être résolu différemment, d’abord par une plus grande transparence et une meilleure justification des programmes d’achat d’obligations de la BCE. »
Quelle va être la suite des événements ?
À ce stade, il semble n’y avoir, en ce 12 mai, que 3 scénarios imaginables.
1er scénario : La République fédérale d’Allemagne modifie en urgence sa Constitution pour subordonner explicitement le Tribunal de Karlsruhe à la CJUE.
Ce scénario semble totalement impossible, aussi bien du point de vue de la politique intérieure que du point de vue juridique.
D’une part parce que la décision du tribunal de Karlsruhe est certainement très populaire parmi les électeurs allemands, qui sont une écrasante majorité à être inquiets de la tournure des événements en matière de monnaie et de dettes et qui désapprouvent massivement le laxisme de plus en plus grand de la Banque centrale européenne.
D’autre part, parce qu’il faudrait les 2/3 des députés et des sénateurs pour modifier la Constitution allemande et l’avis du tribunal de Karlsruhe lui-même. Autant rêver.
2e scénario : Chacun campe de façon intransigeante sur ses positions, jusqu’à l’éclatement de l’euro et de l’UE
Ce scénario signifie que, d’un côté, la Commission européenne et la CJUE s’en tiennent à leur volonté de respecter l’ordre juridique européen, et que, de l’autre côté, le Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe et les dirigeants allemands imposent le respect de l’ordre juridique allemand.
Quelles en sont les conséquences prévisibles ?
a)- Puisqu’elle n’est placée que sous la juridiction de la CJUE, – ce que celle-ci et la Commission européenne viennent de rappeler très sèchement -, la BCE refuse de proposer au conseil des gouverneurs d’adopter la “nouvelle décision” demandée par le tribunal de Karlsruhe sous le délai de 3 mois. Ou bien, ce qui reviendrait à peu près au même, elle ne lui transmet que de vagues assurances, sans rapport avec la “décision” en bonne et due forme qu’exige le Tribunal de Karlsruhe.
b)- Le tribunal de Karlsruhe constate alors, au bout de trois mois, que la BCE n’a pas obtempéré à l’ultimatum qu’il a formulé dans son arrêt du 5 mai. Dès lors, le 5 août 2020, à l’issue des trois mois, le tribunal de Karlsruhe interdit à la Bundesbank de continuer à participer au programme de “quantitative easing” de la BCE.
c) – Non seulement le conflit entre les deux légitimités – européiste et souverainiste – acquiert un retentissement public mondial, mais chacun peut alors constater que c’est bien le camp souverainiste qui a gain de cause. Car, concrètement, la Bundesbank ne peut légalement pas désobéir au tribunal de Karlsruhe. Elle cesse donc de participer au programme, et même commence à s’en retirer. Elle le fait d’autant plus que tous les dirigeants passés et présents de la Bundesbank sont au fond intimement d’accord avec la décision du tribunal de Karlsruhe, à la confection duquel ils n’ont d’ailleurs pas forcément été étrangers.
d) – Conséquence juridique connexe, les Polonais et les Hongrois, prenant appui sur ce précédent allemand, s’engouffrent dans la brèche et rejettent sans ménagement les jugements de la CJUE sur les “atteintes à l’État de droit” dans ces deux pays.
e)- Du coup, les marchés financiers s’enflamment car ils comprennent que le fameux “whatever it takes” de Mario Draghi (cf. paragraphe avant la conclusion de l’analyse du 6 mai) n’existe définitivement plus : la BCE n’a plus les moyens de garantir un faible écart (spread) entre les rendements des dettes allemande et italienne.
Les taux sur les emprunts d’État italiens se remettent alors inéluctablement à flamber car :
- la dette italienne atteint déjà des sommets
- cette dette est amenée à s’accroître encore considérablement du fait de la pandémie de covid-19 : pour 2020, l’Italie prévoit d’ores et déjà un déficit public à 10,4% du PIB et un niveau de dette publique faramineux de… 155,7% du PIB ! (Pour mémoire, les fameux “critères de Maastricht” prévoyaient que l’endettement public d’un État membre de la zone euro ne pourrait pas dépasser 60% du PIB…)
- le solde négatif Targets2 de l’Italie vis-à-vis des autres États de la zone euro vient de battre un nouveau record à – 512,899 milliards d’euros fin avril 2020.
- et enfin, la Bundesbank se retire du Quantitative easing et la BCE est quand même contrainte juridiquement de respecter la clé de capital et la limite des 33% (cf. analyse du 6 mai).
Ce dernier point mérite que l’on s’y arrête.
Comme le rappelle le journal Le Monde, la BCE a annoncé le 18 mars un immense « plan pandémie » (Pandemic Emergency Purchase Programme ; PEPP) de 750 milliards d’euros, qui vient s’ajouter aux quelque 300 milliards d’euros qui avaient été annoncés au préalable, dans un autre plan appelé « PSPP » (Public Sector Purchase Programme).
Ces sommes considérables, qui sont créées de toutes pièces par la BCE, servent essentiellement à racheter les dettes des États, et tout particulièrement de la dette italienne.
L’Italie, qui est la troisième économie de la zone euro après l’Allemagne et la France, dont la dette s’élevait déjà avant la crise à 135 % du PIB et qui devrait atteindre près de 156% du PIB à la fin de cette année comme il a été rappelé ci-dessus, est le premier pays bénéficiaire de cette intervention.
Même si la BCE reste évasive sur les sommes qui sont ainsi consacrées au rachat de dettes italiennes, le journal Le Monde du 11 mai apporte des précisions intéressantes. Les statistiques détaillées du PEPP ne seront publiées qu’en juin mais celles du PSPP ne laissent aucun doute. En avril, la BCE a acheté 11 milliards d’euros de dette italienne, 8,3 milliards de dette française, 4,3 milliards d’espagnole et… 0,6 milliard d’allemande.
Ces statistiques sont loin d’être neutres. Elles prouvent qu’en avril, la BCE n’a pas traité les différents pays de la zone euro équitablement. La première économie d’Europe, l’Allemagne, n’a pratiquement pas bénéficié de l’intervention de la Banque centrale.
Cela vient, non pas « écorner » comme le dit Le Monde avec euphémisme , mais bafouer l’une des règles de base de l’intervention de la BCE : la « clé de capital ». D’après les traités, chaque pays doit bénéficier de l’intervention de la BCE en fonction du poids de son économie.
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Au bout du compte, c’est une nouvelle et immense crise de la dette italienne qui se profile, avec une capacité d’action très bridée de la BCE : l’explosion tant attendue et tant prévisible de l’euro pourrait alors en découler.
3e scénario : reporter encore une fois la solution à plus tard
Les gouvernements de l’UE savent que le 1er scénario est impossible.
Probablement avec des pressions venues de Washington derrière, ils sont paniqués par la perspective du 2e scénario.
Il ne leur reste alors, comme à l’accoutumée dans ce genre de crise, qu’à trouver une solution d’attente, mi-figue mi-raisin, qui renvoie à plus tard le dénouement.
Dans ce cas de figure, le Conseil des gouverneurs de la BCE consent à adopter une “nouvelle décision”, ou bien un simple texte déclaratif, lénifiant pour donner une satisfaction de façade au Tribunal de Karlsruhe. Lequel tribunal, sous la pression discrète du gouvernement allemand, fait mine de s’en accommoder par une décision, laquelle a néanmoins le soin de placer de nouvelles bombes à retardement pour la suite des événements.
Le 11 mai 2020, en fin de matinée, une dépêche de l’agence Reuters a fortement accrédité ce 3e scénario : la chancelière allemande Angela Merkel aurait affirmé, au cours d’une réunion à une réunion des instances dirigeantes de son parti politique, la CDU, que le différend entre la BCE et l’Allemagne « peut être résolu si la BCE explique ce programme ».
Scénario diplomatique conforté ce 12 mai par Lars Feld, professeur de politique économique à l’Université de Fribourg, qui siège depuis 2011 au Conseil des experts économiques du gouvernement allemand. Dans Les Échos, il a déclaré que « personne dans l’UE n’a intérêt à une escalade [politique], ni les institutions européennes, telles que la Commission ou la Cour de justice, ni les États membres, en particulier l’Allemagne. Angela Merkel restera donc discrète le plus longtemps possible pour ne pas aggraver la situation. Je pense que la Bundesbank fournira à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe une déclaration. » Laissant ainsi entendre que ce serait la Bundesbank qui répondrait au Tribunal et non la BCE ! Reste à savoir si les juges de Karlsruhe s’en satisferaient…
Sur la chaîne de télévision CNBC Europe, l’historien germano-britannique Kiran Klaus Patel, spécialiste de l’histoire de la construction européenne, a résumé la situation en affirmant que, confrontée à l’absence de solidarité européenne révélée par la pandémie de Covid-19 et à la décision du tribunal de Karlsruhe, “C’est l’une des plus graves crises, et même la plus grave crise dans l’histoire de l’intégration européenne” et l’on “peut se demander si l’union européenne va continuer comme elle est”.
CONCLUSION : La fin de l’« en-même-temps » européisto-souverainiste approche
Dans les années 1970, Jacques Chaban-Delmas, ancien Premier ministre de Georges Pompidou, avait lancé une mode, en affirmant qu’il fallait « construire l’Europe sans défaire la France ». Cette formule fut reprise, quelques décennies plus tard, par Manuel Valls et Aquilino Morelle dans une tribune publiée par le journal Le Monde du 3 novembre 2009 : « Nous voulons construire l’Europe sans défaire la France ».
Cette théorie du “en même temps” est évidemment une duperie. Elle ne concerne pas que le peuple français mais tous les peuples d’Europe.
Elle a consisté à faire croire que les États de l’Europe pourraient entrer dans le processus de “construction européenne” sans voir leur démocratie, leurs structures internes, leurs rapports économiques et sociaux, leur agriculture, leur tissu industriel, leurs habitudes culturelles, leurs relations internationales, etc., affectées si peu que ce soit par cette “construction” qui pose pourtant, depuis le traité de Rome du 25 mars 1957, le principe d’une “union sans cesse plus étroite”.
Jusqu’à la ratification du traité de Maastricht en 1992, les contraintes du Marché Commun étaient suffisamment circonscrites et peu visibles pour que l’on puisse aisément duper les populations. Les souverainetés nationales exerçaient encore très largement leurs effets et lorsque les Français élirent François Mitterrand à l’Élysée le 10 mai 1981, ils purent constater dans les mois qui suivirent un changement considérable de politiques dans tous les domaines.
Mais depuis la création de l’Union européenne par le traité de Maastricht de 1992, ayant une finalité fédérale évidente, la fusion lente des États-nations dans une fédération européenne est devenue de plus en plus difficile à cacher aux populations.
J’en suis moi-même le témoin : lorsque j’ai créé l’UPR le 25 mars 2007 à l’occasion du 50e anniversaire du traité de Rome, il n’y avait encore qu’un nombre infime de Français qui comprenaient qu’il existait un lien entre bien des soucis rencontrés dans leur vie quotidienne et notre appartenance à l’Union européenne.
Désormais, chaque mois qui passe montre que de nouveaux pans des sociétés européennes comprennent qu’entre la sauvegarde de l’État-nation et de la démocratie d’un côté, et la transformation des pays d’Europe en une fédération inefficace et non-démocratique de l’autre côté, il y a une contradiction insurmontable et une impossibilité absolue.
François ASSELINEAU
12 mai 2020
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