LE SÉNAT RESTE UNE TOUR D’IVOIRE : le bilan officiel de l’euro attendra.
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Le 23 janvier de cette année, le Sénat a inauguré une plateforme numérique [1], présentée comme devant permettre à chaque citoyen de déposer une pétition auprès de la Haute Assemblée, ou de soutenir une pétition déjà déposée.
Les pétitions citoyennes ainsi recevables ne peuvent avoir que deux objets :
- Soit demander la mise en place d’une mission de contrôle sénatorial sur un sujet précisément décrit et délimité,
- Soit demander l’inscription d’une proposition de loi à l’ordre du jour de la chambre haute, sur un sujet précis.
Dans le contexte d’une immense aspiration citoyenne à plus de démocratie participative, révélée notamment par l’engouement suscité par le référendum d’initiative citoyenne (RIC) chez les Gilets jaunes, tout observateur impartial pouvait convenir que cette initiative sénatoriale était a priori louable et qu’elle correspondait à l’air du temps.
C’est la raison pour laquelle j’ai personnellement saisi la balle au bond et que j’ai déposé une pétition dès l’ouverture de la plateforme. Elle fut validée et mise en ligne le 30 janvier dernier. J’y demandais la mise en place d’une mission de contrôle sénatorial pour tirer avec objectivité le bilan de l’euro pour l’économie française, vingt-et un ans après son lancement le 1er janvier 1999.
C’est alors que trois obstacles, considérables, sont apparus.
Trois obstacles considérables
1°) Premier obstacle : la difficulté matérielle de signer la pétition.
La plateforme du Sénat exige qu’un signataire utilise France Connect pour pouvoir signer. La raison en est probablement le souci d’éviter les signatures multiples d’un même internaute. Mais, outre qu’il y a des moyens plus simples pour s’en assurer, la conséquence du recours à cette procédure est lourde.
Signer via France Connect implique la nécessité préalable de posséder une identité numérique, ce qui est perçu comme trop complexe par un très grand nombre de personnes.
Beaucoup peuvent aussi s’inquiéter, à tort ou à raison, d’être enregistré personnellement comme ayant signé telle ou telle pétition, et donc d’être fiché politiquement, surtout si la pétition soulève une question « politiquement incorrecte ».
Quant aux Français expatriés depuis longtemps, ils ne peuvent tout bonnement pas fournir les données nécessaires à la signature.
À une époque où l’impatience, la méfiance vis-à-vis de la récolte de données personnelles et l’absence de ténacité sont largement répandues, le fait qu’il ne soit pas possible de signer une pétition facilement, anonymement et en quelques secondes, se révèle rédhibitoire pour une majorité de nos concitoyens. On peut le regretter mais c’est ainsi.
2°) Deuxième obstacle : le nombre déraisonnable de signatures à fournir en échange… d’aucun engagement réel du Sénat.
Il y a une disproportion flagrante entre les conditions très contraignantes qui sont posées par le Sénat aux signataires d’une part, et l’absence totale de contraintes qui incombent aux sénateurs d’autre part.
Le Sénat a en effet décidé qu’une pétition ne pourrait être considérée comme valable à ses yeux que si elle réunit au moins 100 000 signatures dans un délai de 6 mois après son dépôt. Or, un tel nombre de signataires apparaît comme quasiment inaccessible, compte tenu de ce que je viens de souligner, à savoir que la procédure via France Connect décourage d’emblée un très grand nombre de signataires potentiels.
Mais ce n’est pas le seul motif de découragement : car, à supposer même qu’une pétition parvienne à recueillir les 100 000 signatures validées par France Connect, le seul engagement en retour pris par le Sénat est anecdotique : la conférence hebdomadaire des présidents de groupes s’engage à jeter un œil sur la pétition en question, libre à ce cénacle d’y donner la suite qu’il veut.
Ainsi, une pétition qui obtiendrait 100 000, 300 000 ou même un million de signatures, pour obtenir une mission de contrôle ou une proposition de loi soumise ensuite au vote des parlementaires sur un sujet préoccupant l’opinion, pourrait terminer aussi sec à la poubelle, sans autre forme de procès, si les présidents de groupes – actuellement au nombre de 7 personnes – n’avaient pas envie d’y donner suite. Le pur fait du Prince, en somme.
Comment mobiliser tant de monde, suivant une procédure jugée compliquée et sans garantie d’anonymat par les internautes, si au bout du compte les destinataires de la pétition peuvent la traiter par un simple haussement d’épaules ?
3°) Troisième obstacle : l’absence quasi-totale de couverture médiatique
Normalement, l’ouverture concrète d’une possibilité de déposer une pétition citoyenne auprès du Sénat aurait due être largement commentée dans tous les grands médias. Elle aurait pu être présentée comme une réponse, même partielle, au besoin de démocratie et de consultations populaires manifesté par les Gilets jaunes pendants des mois et des mois.
Il n’en a rien été. En six mois, seuls deux articles ont évoqué la plateforme sénatoriale pour les pétitions numériques.
L’un sur la version en ligne du magazine Capital datant du 11 février 2020.
L’autre sur l’édition numérique de 20 minutes datée du 18 mars 2020. Lequel ne mentionne d’ailleurs même pas la pétition sur le bilan de l’euro que j’ai lancée avec le soutien de l’UPR, alors qu’elle était très largement en tête du classement.
L’échec de toutes les pétitions discrédite l’initiative sénatoriale
Quel résultat découle de ces trois obstacles cumulés ?
Au 29 juillet 2020, 18h00, 76 pétitions ont été déposées. Et cela après 6 mois d’existence de la plateforme numérique du Sénat dans un silence médiatique assourdissant.
L’une des plus anciennes, et la première des pétitions en nombre de signatures, est celle que j’ai déposée moi-même le 30 janvier 2020, avec le soutien de l’UPR. Demandant une mission de contrôle sénatoriale sur la monnaie européenne, elle est intitulée « Dresser le bilan de l’euro et évaluer ses effets sur la société française ».
Au 29 juillet 2020 à 18h00, elle a recueilli très exactement 5 538 signatures. Soit 5,54% de l’objectif de 100 000 signatures nécessaires. Elle sera close ce 30 juillet au bout de 6 mois, et elle sera donc rejetée sans examen.
Les autres pétitions, déposées par des citoyens de tous les horizons, portent essentiellement sur des sujets sociétaux.
- La deuxième pétition ayant reçu le plus grand nombre de signatures après la nôtre vise à obtenir une proposition de loi. Elle est intitulée : « Pour un arrêt de la discrimination à la consommation aux personnes en rémission d’un cancer ». Déposée le 30 mars 2020, elle a recueilli 2 181 signatures le 29 juillet 2020 à 18h00, après donc quatre mois. Soit 2,18% de l’objectif de 100 000 signatures nécessaires.
Les trois pétitions qui suivent, dans l’ordre décroissant du nombre de signatures obtenues, concernent aussi des propositions de loi :
- « Interdiction de la détention d’animaux dans les cirques », déposée le 6 juillet 2020, a recueilli 1 146 signatures (1,14% de l’objectif) ;
- « Rendons imprescriptibles les crimes sexuels sur les mineurs », déposée le 13 février 2020, a recueilli 827 signatures (0,83% de l’objectif) ;
- « Proposition de loi visant à permettre le port d’arme permanent aux fonctionnaires et agents des administrations publiques autorisées », déposée le 13 février 2020, a recueilli 534 signatures (0,53% de l’objectif).
Les 71 pétitions restantes ont obtenu moins de 500 signatures, soit moins de 0,5% de l’objectif requis.
62 pétitions sur les 76 enregistrées (soit 82% des pétitions) ont recueilli moins de 200 signatures.
On peut noter que notre pétition demandant aux sénateurs de dresser un bilan objectif de l’euro s’est très nettement détachée puisqu’elle obtient plus de signatures que la somme des 6 pétitions qui la suivent dans le classement. Cependant, et comme je l’ai déjà souligné, elle a été très loin de recueillir ce 30 juillet, 6 mois après sa publication, les 100 000 signatures nécessaires.
Outre l’importance du sujet abordé, notre première place a été obtenue pour une raison simple : l’UPR a été le seul mouvement politique à faire, à plusieurs reprises, la promotion de cette initiative sénatoriale et spécifiquement de la pétition pour un bilan de l’euro. La première fois dans une vidéo de présentation de la pétition qui a totalisé plus de 39 000 vues. La deuxième fois dans un communiqué de presse publié sur le site de l’UPR.
En un mot, l’UPR semble être le seul mouvement politique à avoir pris l’initiative sénatoriale au sérieux. Aucun autre parti politique n’a témoigné du moindre intérêt pour cette plateforme numérique du Sénat. Tout se passe comme si les dirigeants respectifs de ces partis et les acteurs de la scène politique française étaient complètement blasés et savaient à l’avance que cette initiative numérique n’était qu’une fausse ouverture qui ne servirait à rien.
Tout cela est de bien mauvais augure pour la vitalité de la démocratie en France, et rend dérisoires les promesses enflammées de participation citoyenne et d’écoute faites par Emmanuel Macron pour sortir de la crise de Gilets jaunes.
Mais tout cela n’est pas bon non plus pour le Sénat, qui peut constater, six mois après son lancement, que sa plateforme numérique a accumulé tant d’obstacles et de contraintes prudentielles qu’elle ne peut déboucher que sur un fiasco général, aucune pétition ne parvenant à obtenir plus que 5 à 6% de l’objectif bien trop élevé requis.
Du reste, le nombre de pétitions déposé, après avoir démarré en fanfare, s’étiole déjà : alors que 12 pétitions – dont la mienne – ont été déposées dans les seuls deux derniers jours de janvier (les 30 et 31), il n’y a plus eu que 9 pétitions déposées en juin et 1 seule en juillet.
Si une réforme substantielle de la procédure n’est pas conduite par le Sénat, il n’y aura bientôt plus personne pour déposer de pétition. La plateforme sénatoriale sombrera dans l’indifférence et l’inactivité complètes. De quoi renforcer encore la défiance largement répandue vis-à-vis du monde politique et des parlementaires.
Je rappelle à ce propos que, pressentant la très grande difficulté d’obtenir les conditions requises, François Asselineau a déjà proposé au Sénat – dès le 11 février dernier – de réviser son dispositif :
- soit en abaissant le seuil de validité des pétitions à un nombre beaucoup plus raisonnable de 10 000 signatures (soit dix fois moins que maintenant), laissant alors à la conférence des Présidents la faculté de retenir ou d’écarter les pétitions selon son bon plaisir,
- soit en maintenant ce seuil au niveau très élevé de 100 000 signatures, mais en garantissant alors que, si ce seuil est atteint, il doit être systématiquement donné droit aux demandes formulées dans la pétition, sans que la conférence des Présidents puisse s’y opposer.
L’idée étant de rééquilibrer les contraintes posées aux citoyens et celles posées aux sénateurs, afin de dynamiser la collecte des signatures en rendant bien plus attractif le dispositif.
Le Sénat n’a malheureusement ni accusé réception de ces propositions, ni apporté de réponse, quelle qu’elle soit.
Conclusion : l’inquiétante apathie des Français
Il faut être lucide. Si le système de pétitions du Sénat est déjà en train de péricliter six mois après avoir été lancé, ce n’est pas seulement pour toutes les raisons que j’ai dressées précédemment. C’est aussi sous l’effet d’un phénomène encore bien plus grave : l’apathie des Français, qui découle d’une sorte de « j’m’en-foutisme » généralisé et d’un refus plus ou moins conscient de regarder la situation en face.
De fait, même si la procédure de signature retenue par le Sénat est compliquée et peu rassurante quant à l’anonymat, même si les sénateurs ne s’engagent à rien, même si les médias ont fait le silence sur l’initiative sénatoriale, et même si notre pétition est celle qui a obtenu de loin le plus de signatures, il n’est ni normal ni rassurant qu’il ne se soit trouvé que 5 538 Français pour demander au Sénat de dresser officiellement le bilan de notre appartenance à l’euro.
Pour comprendre cette absence de mobilisation, j’ai observé les réactions radicalement différentes des personnes lorsque je leur ai personnellement présenté cette pétition. Ce que ces réactions révèlent permet de distinguer deux catégories de Français.
La première catégorie, hélas la moins importante en nombre, englobe les personnes qui envisagent favorablement la conduite d’un audit des conséquences de l’euro sur la société française. A priori, ces personnes se sont informées sur les questions monétaires et jugent que les résultats de notre monnaie actuelle méritent d’être évalués. Elles considèrent qu’une mission sénatoriale peut conduire ce travail d’évaluation de façon objective et que les Français sont en droit de connaître les effets de l’euro sur leur vie.
La deuxième catégorie, hélas beaucoup plus nombreuse, refuse d’emblée tout inventaire des effets de l’euro sur l ‘économie française. Pour ces personnes, l’euro est notre monnaie et il n’existe aucune raison de la remettre en cause. On comprend rapidement qu’elles craignent que les résultats de l’audit, en soulevant les coins de tapis, ne révèlent la poussière accumulée.
Ne pas évaluer les conséquences de l’euro, c’est ne pas prendre le risque de conclure que les avantages ne sont pas à la hauteur des promesses. Il est donc urgent de ne surtout pas examiner ces résultats pour maintenir l’illusion d’une monnaie favorable à la France.
Ce déni pavlovien de la réalité est le reflet de l’idéologie distillée à longueur de pages et d’antennes par tous les médias convertis au dogme européiste. C’est hélas la disposition d’esprit dans laquelle se trouve la majorité des Français : ne pas chercher à comprendre, croire, accepter, subir.
Jean Baudrillard écrit dans ses Mémoires : «Le problème actuel de la classe politique, c’est qu’il ne s’agit plus de gouverner, mais d’entretenir l’hallucination du pouvoir, ce qui exige des talents très particuliers… Et s’il n’y a plus de pouvoir, c’est que toute la société est passée du côté de la servitude volontaire. »
Que reste-t-il de la démocratie dans un pays où le devoir d’information est perverti en matraquage continu de boniments lénifiants et en promotion incessante de sujets sociétaux divertissants et clivants ?
Que reste-t-il de la démocratie dans un pays où une majorité ne veut même pas se poser la question de la réussite ou de l’échec de l’euro ?
Dans ce pays, de la démocratie il ne reste qu’un vague souvenir…
Jusqu’à ce que les événements forcent les Français à un réveil brutal.
Marc PARIGOT
30 juillet 2020