« LA TSARINE EST MORTE ! » L’analyse de Vincent Brousseau sur le “QE” de 750 milliards d’euros annoncé par la BCE.
Le 18 mars 2020, relayée à grands sons de trompe par tous les grands médias, la Banque centrale européenne (BCE) a annoncé un « QE spécial pandémie » de 750 milliards.
Le 24 mars, elle en a précisé les détails et conditions dans un texte légal : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:32020D0440&from=EN.
Notons au passage le nom de ce nouveau « QE » : « Pandemic Emergency Purchase Programme » (PEPP), que l’on peut traduire en français par « Programme d’achat d’urgence en période de pandémie ».
Pour comprendre ce que cette décision signifie, il n’est sans doute pas inutile de commencer par rappeler ici ce qu’est un « QE » et comment ça fonctionne.
Qu’est-ce qu’un « QE » et comment ça fonctionne ?
Les initiales « QE » désignent une expression du jargon financier anglo-américain, qui signifie « Quantitative easing », que l’on traduit en français par « assouplissement quantitatif ».
J’ai reçu de nombreuses questions qui mettent en évidence que les gens se le représentent de manière, disons, incertaine. On se figure quelque chose comme une BCE assise sur un grand coffre, dans lequel elle puiserait selon son bon plaisir les milliards avec une grande louche pour les offrir on ne sait trop à qui.
Eh bien, je suis désolé mais ça ne marche pas du tout comme ça.
La BCE (plus exactement l’Eurosystème) budgète une certaine somme (ici, 750 milliards d’euros) pour acheter pendant un certain temps (ici, un an) des titres (dans son cas, uniquement des titres obligataires) à qui veut bien les lui vendre.
Elle n’a pas de trésorerie en euros, et ceux qui suivent attentivement mes conférences peuvent comprendre pourquoi : puisque les euros sont des créances sur la BCE, et puisqu’on ne détient pas de créances sur soi-même, il serait évidemment impossible qu’elle détienne des euros.
Lorsque la BCE achète un titre contre des euros, ils sont créés à ce moment-là. Le premier à en voir la couleur est le vendeur du titre et ils n’existaient pas auparavant.
Il est par conséquent absurde de se demander si « la BCE débloque une réserve de trésorerie » puisque de telles réserves de trésorerie dans la monnaie qu’elle émet ne peuvent exister.
Il est tout aussi absurde d’exiger ce qui suit, et qui montre non seulement que Mme Le Pen ne comprend rien à ce que sont une Banque centrale et un « QE », mais que ses conseillers n’y comprennent rien non plus :
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’au moment où ces euros sont « mis à disposition », ils sont déjà la propriété de quelqu’un d’autre, qui les a reçus en paiement pour quelque chose qu’il vient de vendre à la BCE.
Par ailleurs, c’est une conséquence de l’article 123 du TFUE que la BCE ne donne jamais rien.
Parfois elle prête (contre garanties), parfois elle achète, mais donner, jamais.
Si elle donnait, cela pourrait être interprété comme se substituer à un État qui aurait le devoir de payer quelque chose, donc ce serait payer à sa place, et ressortirait donc au financement monétaire, lequel est formellement interdit. Ça peut paraître tiré par les cheveux, mais il y a jurisprudence (sous la forme de textes que la BCE appelle ses « opinions », pour « legal opinion »).
Cependant, il est bien vrai que les « QE » constituent une manière de contourner la prohibition du financement monétaire qui est inscrite dans l’article 123.
Comment cela fonctionne-t-il ?
Cela fonctionne d’une manière compliquée, et assez fiable, mais pas parfaitement fiable.
En gros, la BCE espère que la banque qui lui a vendu tel titre obligataire d’État va utiliser l’argent reçu en paiement pour souscrire, sur le marché primaire, à une autre obligation de ce même État ayant une maturité voisine, mais nouvellement émise.
Ainsi, cette banque prêterait à l’État, puisque acheter en primaire, c’est prêter à l’émetteur du titre. Et l’interdiction qu’a la BCE de le faire directement elle-même quand cet émetteur est un État serait contournée.
Fort bien. Ce n’est pas absurde car la banque peut effectivement avoir le réflexe de faire ça. Mais d’un autre côté elle n’y est nullement obligée. Au total, on peut estimer que les États vont bien recevoir une partie des 750 milliards d’euros, mais sans doute pas tout.
Finalement, les « QE » sont un ersatz de planche à billets, ou financement monétaire, lequel est interdit en UE. Mais un ersatz seulement : il n’est pas identique. La petite différence se situe dans la possibilité pour l’État de « faire cavalerie », c’est à dire de rembourser sa dette avec le produit des emprunts suivants, en principe jusqu’à l’infini puisqu’un État est présumé éternel.
Avec la planche à billets traditionnelle, ce risque existe. Il constitue le principal inconvénient de ladite planche et la principale raison pour laquelle les banquiers centraux orthodoxes ne l’aiment pas.
Avec les « QE » non. Puisque si l’État se laissait aller à ce dévergondage financier, il se produirait alors que les banques arrêteraient de souscrire à ses nouveaux emprunts sur le marché primaire, rompant ainsi le mécanisme.
Mais la médaille a son revers.
En effet, si la BCE débloque 750 milliards d’euros pour permettre aux États de se refinancer, elle reconnaît ipso facto que ces États (ou certains d’entre eux) ne sont pas (ou ne sont plus) des signatures sûres. Et cela peut à soi seul suffire à décourager les banques de souscrire à leurs nouveaux emprunts sur le marché primaire, ou aux nouveaux emprunts de certains de ces États. Ce qui romprait le mécanisme – même si ce n’est plus cette fois-ci à cause d’une cavalerie. Mais le résultat est le même.
Il est donc logique de penser qu’au-delà d’un certain seuil – que nous n’avons pas encore expérimenté – le « QE » doit cesser de fonctionner en tant que moyen de permettre aux États de se refinancer.
Que ferait alors la BCE ? Il est probable que si les choses en viennent là, elle aura alors à faire face à des soucis plus existentiels et plus immédiats.
Pour résumer, le « QE » :
– est utilisé comme un moyen de fournir de la liquidité de façon indirecte aux États,
– mais ce moyen leur fait augmenter leur dette,
– et il ne peut pas être poursuivi à l’infini.
Il est donc très douteux que cela puisse « sauver l’euro ».
Cependant le camp des européistes veut le croire et le trompette à tout va. Ils appuient leur enthousiasme en égrenant chacune des nouveautés que ce nouveau « QE » apporterait selon eux aux précédents « QE » .
Les spécificités de ce nouveau « QE »
Première spécificité : ce nouveau « QE » est ouvert à la Grèce, alors que les précédents ne l’étaient pas (pour une question de rating).
Les européistes en concluent hâtivement que « l’euro est donc sauvé ».
Mais ils avouent ainsi implicitement que la Grèce allait se résoudre à l’inévitable divorce.
Ou encore : ce nouveau « QE » est ouvert à des maturités courtes (à partir de 70 jours). Ceci facilite le mécanisme décrit plus haut, pour cette raison que les États se financent davantage à court terme qu’à long terme.
Les européistes en concluent hâtivement que « l’euro est donc sauvé ».
Mais ils avouent ainsi implicitement que certains États allaient être financièrement étranglés.
Ou encore : ce nouveau « QE » fait sauter la limite (auto-imposée) que la BCE ne peut détenir plus du tiers de l’encours total de la dette d’un pays.
Les européistes en concluent hâtivement que « l’euro est donc sauvé ».
Mais ils avouent ainsi implicitement que la BCE s’apprête à monétiser, toute honte bue, la plus grande partie de ces dettes. On ne peut pas être plus anti-Bundesbank. Est-ce vraiment un signe du prochain salut de l’euro ? Je considère ouvertement la question, en ricanant.
Ou encore : ce nouveau « QE » permettra d’acheter des titres d’émetteurs divers et variés que l’on dédaignait auparavant.
Les européistes en concluent hâtivement que « l’euro est donc sauvé ».
Mais ils avouent ainsi implicitement que la BCE a cédé à la panique.
Ou encore : avec ce nouveau « QE », les décisions concernant la liste des actifs achetables et le rythme des achats relèvent maintenant du seul directoire de la BCE et non du governing council (comprenant aussi les gouverneurs des banques centrales nationales).
Les européistes en concluent hâtivement que « l’euro est donc sauvé ».
Mais ils avouent ainsi implicitement que certaines banques centrales nationales auraient pu, disons, créer des difficultés. Je ne vise personne. Mais suivez mon regard.
Et ça, ce n’est pas très bon signe pour l’Union européenne, surtout pour le mot « Union » !
Conclusion : « La Tsarine est morte ! »
Le 12 avril 1945 mourut le président Roosevelt. Les plus hauts dirigeants nazis espérèrent que ce décès subit du président des États-Unis allait provoquer un bouleversement complet des alliances et sauver l’Allemagne hitlérienne de l’anéantissement. Ils se mirent alors à claironner, avec une joie ostensible et tonitruante, cette formule bizarre : « La Tsarine est morte ! ».
Pourquoi une Tsarine ? C’était une allusion au célèbre événement historique qui sauva le royaume de Prusse au début de 1762.
L’année 1759 avait été particulièrement catastrophique pour la Prusse, qui avait vu les défaites s’accumuler et son territoire envahi de toutes parts . Le royaume ne pouvait plus mener que des batailles défensives. En 1761, cette Guerre de Sept Ans laissait la Prusse isolée sur le sol européen face à la coalition formée par la France, l’Autriche et la Russie, qui tenaient désormais la Poméranie et une large partie de la Silésie. Le roi Frédéric II se voyait perdu si un événement exceptionnel ne se produisait pas.
Or il se produisit : le 5 janvier 1762, la tsarine Élisabeth I mourut, au moment où l’armée russe allait prendre Berlin.
Ce fut un événement inespéré car son successeur, Pierre III de Russie, qui était prussophile, signa immédiatement un traité de paix et laissa l’Autriche isolée. Ce retournement de fortune sauva ainsi in extremis la Prusse d’une défaite totale, humiliante et définitive.
Mais, comme on sait, le 12 avril 1945 ne fut pas la réédition du 5 janvier 1762. La mort de Franklin Roosevelt n’apporta aucun salut à l’Allemagne. Bien entendu, l’excès de joie démonstrative et surjouée des nazis n’était qu’une piteuse tentative de se convaincre eux-mêmes : en avril 45, personne ne pouvait plus avoir le moindre doute sur l’issue finale. Ils débouchèrent quand même le champagne et firent semblant – vis à vis d’eux-mêmes, ce qui est bien le pire.
C’est un peu l’impression, légèrement embarrassante, que j’ai ressentie en lisant les commentaires d’un petit groupe de spécialistes de la BCE (mais pro-euro) à qui je dois l’essentiel de la présente analyse.
Pour eux, ce nouveau « QE » serait la survenue d’un événement salvateur et inespéré. L’Orthodoxie financière (avec un grand O, comme l’on écrit Tsarine avec un grand T) qui règne à Francfort viendrait ainsi de passer de vie à trépas. Eux aussi ont parlé de déboucher le champagne.
Mais pourtant, ils doivent bien savoir, doivent bien comprendre. On détourne le regard, gêné. Bien sûr, bien sûr, la tsarine est morte.
Mais, si l’on n’est pas 100 % eurobéat, on peut quand même concevoir des doutes. Exactement comme vient de le faire le très sérieux Financial Times, auquel je laisse le mot de la fin.
Ce journal, très lu par les dirigeants du monde économique et financier à travers le monde, a résumé le dernier Conseil européen (où a été rejeté le principe des coronabonds) d’une formule aussi cinglante que lapidaire : “EU leaders enter a virtual, parallel reality” .
Traduction : “Les dirigeants européens entrent dans une réalité virtuelle et parallèle”.
Vincent Brousseau
31 mars 2020