== DOSSIER N°1 SUR L’ÉDUCATION == L’Éducation nationale face aux volontés européistes et mondialistes – par Anne Limoge, responsable national de l’UPR pour les questions d’éducation.
AVERTISSEMENT
Ce premier long document sur l’Éducation publié par l’UPR est le fruit d’une recherche sur les liens entre les échecs de notre système scolaire et la mondialisation que prônent l’Union Européenne et nos dirigeants depuis des décennies.
Il sera suivi, dans les prochaines semaines, d’un deuxième dossier tout aussi long, fournissant des éclairages soit complémentaires soit qui en découlent : new public management, numérique à l’école, enseignement par compétences, etc.
Nous avons conscience que ces dossiers sont longs, mais ils sont destinés à servir de documents de référence à tous les enseignants adhérents ou sympathisants de l’UPR (et ils sont de plus en plus nombreux) ainsi qu’à tout citoyen soucieux de l’avenir et notamment de l’avenir de ses enfants et de l’avenir de notre civilisation.
Anne LIMOGE
Le traité de Rome de 1957 portant sur la création de la Communauté économique européenne [1] ne prévoyait rien en matière d’éducation, et les États membres restaient donc souverains dans leurs décisions. C’est l’idée communément admise par les populations : l’Union européenne n’intervient pas à ce niveau, et la lente, mais inexorable, modification de notre système éducatif n’est imputable qu’à nos politiques successives. Nous sommes seuls responsables de l’effondrement du niveau de notre système scolaire.
En réalité, cela n’est vrai qu’en partie. Notre classe politique, à l’écoute d’une petite oligarchie financière et industrielle qui est à l’œuvre dans des organisations du type European Round Table (ERT, http://www.ert.eu/), table ronde européenne des industriels, pousse depuis quelques décennies à une évolution de l’éducation qui s’inscrit dans la même logique que celle qui a présidé à l’évolution de l’union entre les États européens vers l’Union européenne. Depuis quelques années, nous assistons à la convergence de ces deux phénomènes et à l’entrée de l’éducation dans les traités européens en plus d’une utilisation de l’école comme moyen de propagande en faveur de l’Union européenne.
Depuis le traité de Maastricht (1992) [2], qui « marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe », l’éducation est dans la ligne de mire de l’Union : « L’action de la Communauté comporte […] une contribution à une éducation et à une formation de qualité ainsi qu’à l’épanouissement des cultures des États membres. »
Cette contribution est explicitée dans l’article 126 sur l’éducation : « La Communauté contribue au développement d’une éducation de qualité en encourageant la coopération entre États membres et, si nécessaire, en appuyant et en complétant leur action tout en respectant pleinement la responsabilité des États membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif ainsi que leur diversité culturelle et linguistique » ; et dans l’article 127 sur la formation professionnelle, qui est indissociable de l’éducation dans l’esprit de l’Union.
Pour réaliser cette vision, « la Communauté et les États membres favorisent la coopération avec les pays tiers et les organisations internationales compétentes en matière d’éducation et en particulier avec le Conseil de l’Europe » (art. 126), et le Conseil de l’Europe est déclaré apte à adopter des actions d’encouragement et des recommandations.
On voit que l’Union européenne, sur ce sujet, laisse une certaine latitude aux États, mais il envahit également et surtout des organisations plus vastes que l’Union européenne elle-même : le Conseil de l’Europe, qui comporte plus de pays que l’UE (47, dont tous ceux de l’UE), ainsi que d’autres organisations internationales « compétentes en éducation », au rang desquelles on peut compter par exemple l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui sera créée trois ans plus tard, en 1995. Nous reviendrons par la suite sur les demandes de ces organismes.
Cette disposition du traité débouchera sur un certain nombre de rencontres :
- la « déclaration de la Sorbonne », en 1998 [3], signée par la France (ministre de l’Éducation : Claude Allègre), l’Italie, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, qui conclut à la nécessité de créer un espace européen de la connaissance, faisant émerger le thème de « l’économie de la connaissance » ;
- le protocole de Lisbonne [4] (ou processus de Bologne [5]), en 1999, rencontre informelle entre ministres de l’Éducation, sans débats publics, qui permettra entre autres de mettre en place une « méthode ouverte de coordination [6] » (MOC), véritable outil de comparaison entre les pays mis en place pour guider les politiques souveraines des États vers le but recherché.
Cette méthode utilise des outils souvent rattachés au « droit souple » (soft law) et issus du monde du management et de l’entreprise : guides de bonne conduite, partage des bonnes pratiques, évaluation par les pairs et benchmarking (en français parangonnage, ou bien évaluation comparative : il consiste à étudier et analyser les techniques de gestion et les modes d’organisation des autres entreprises afin de s’en inspirer et d’en tirer le meilleur). La MOC permet le rapprochement des législations nationales, mais pose des problèmes en ce qui concerne son efficacité puisqu’il faut une totale coopération entre les participants et qu’il est difficile de comparer des systèmes différents.
Un des outils portés à la connaissance du grand public est l’enquête PISA (ou Programme international pour le suivi des acquis des élèves), créée par l’OCDE et menée pour la première fois en 2000. Les États s’appuieront sur ses résultats pour justifier chaque réforme auprès de l’opinion publique.
Les essais de comparaison et de coordination conduiront à une série de réformes au sein des pays du Conseil de l’Europe dans les années 2000 [7] : décret « missions » en Belgique en 1997, réforme en Allemagne en 2002, réforme Fillon en France en 2004, réforme en Angleterre en 2006 , projet Harmos de 2001 à 2007 et Lehrplan 21 en Suisse, signature en 2003 par la Russie de la déclaration de Bologne, qui prévoit la création vers 2010 du programme unifié d’enseignement en Europe, etc.
Si l’on étudie le décret « missions », on retrouve le contenu de ce qui sera une partie des réformes opérées par les autres États les années suivantes : « s’approprier des savoirs » et « acquérir des compétences ». Cette approche de l’enseignement est soit créée, soit renforcée, selon l’état du système éducatif. Quant aux compétences, elles sont définies au niveau européen. On trouve enfin dans ce décret les réformes déclinées par la suite dans les autres pays : structuration par cycle de l’enseignement, augmentation des droits des élèves (droit de recours, droit à l’inscription), discrimination positive, projets éducatifs, pédagogiques et d’établissement, promotion de la santé à l’école, etc.
Les points non communs aux réformes des États portent sur les spécificités des systèmes éducatifs nationaux, et tiennent à la vision de l’éducation que possède chaque culture nationale. La convergence a dès lors du mal à se mettre en place.
À la suite du protocole de Lisbonne, qui sera qualifié d’échec, parce que pas assez contraignant, l’éducation s’invitera encore plus dans les traités.
Depuis l’établissement du traité de Lisbonne, ou traité sur le fonctionnement de l’Union européenne consolidé (TFUE) [8], il est clairement dit (article 6) que « l’Union dispose d’une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres. Les domaines de ces actions sont, dans leur finalité européenne : […] e) l’éducation, la formation professionnelle, la jeunesse et le sport ». Le contenu des articles 126 et 127 du traité de Maastricht est intégralement repris dans les articles 165 et 166, agrémenté de quelques ajouts.
Progressivement, les compétences de l’UE s’étoffent. Acte a été pris de la difficulté de faire converger les politiques éducatives des États si l’on attend tout de leur bonne coopération.
On en arrive finalement, en 2017, au discours de la Sorbonne de M. Macron, dans lequel il réclame un « nouveau protocole de la Sorbonne », déclaration qui a été reprise le 14 novembre 2017 par la Commission européenne sous le titre « Vers un espace européen de l’éducation d’ici 2025 » [9], proposant d’exploiter pleinement le potentiel de l’éducation et de la culture comme moteurs de l’emploi, de la croissance économique et de l’équité sociale.
Les points développés sont entre autres la mobilité pour tous et la reconnaissance mutuelle des diplômes, avec le développement du stockage de données personnelles pour faciliter la gestion de ces deux points, l’apprentissage de deux langues européennes en plus de sa langue maternelle, la promotion de l’apprentissage tout au long de la vie, la création d’un réseau d’universités européennes pour que les universités de classe mondiale puissent effectivement travailler ensemble (qu’en sera-t-il de celles qui ne feront pas partie de cette « classe mondiale » ?), la création d’une école de gouvernance européenne et transnationale, et l’investissement de 5 % du PIB dans l’éducation.
Nous pourrions être tentés de penser que cette volonté d’unification des systèmes européens d’éducation est une bonne chose. Après tout, il est question dans les traités de créer une éducation et une formation professionnelle de qualité. Qui pourrait être contre cela ? Et si les volontés unies des peuples européens permettaient de régler effectivement les inégalités scolaires, et par là même les inégalités d’emploi, ainsi qu’il est avancé, pourquoi nous y opposerions-nous ?
Le problème réside justement dans la volonté de convergence des systèmes éducatifs : s’il est indiqué que cette convergence doit se faire dans le respect des diverses cultures des États membres, il est malheureusement illusoire de s’imaginer que ces deux points sont compatibles.
Le modèle éducatif français s’accommode mal du modèle libéral européen, et la baisse de niveau ressentie n’est que le reflet d’un changement sociétal qui nous est imposé et que nous ne comprenons pas. Ce changement étant amené depuis cinquante ans maintenant et favorisé par l’emprise de plus en plus importante de l’Union européenne sur notre éducation, nous en voyons clairement les résultats, mais sans en comprendre les causes. Et nous en venons à penser que, par exemple, la réforme Blanquer du lycée et du baccalauréat est bien menée (70 % de satisfaction chez les enseignants selon certains sondages) parce qu’elle répond aux problèmes créés par les cinquante précédentes années de réforme alors qu’elle n’est que le point final apporté à la mutation sociale qui nous a été imposée, avec un glissement vers un lycée à l’américaine.
Réfléchir à l’évolution de notre école, c’est se poser la question du modèle de société qui nous intéresse pour les générations futures : modèle français prônant la formation du futur citoyen, responsable de la pérennité de notre société, ou modèle prônant avant tout la marchandisation de l’éducation et l’employabilité de la population ?
À l’UPR, nous avons fait notre choix.
Pour bien comprendre le processus en cours, il faut revenir sur les valeurs qui sont à l’origine de la mise en place de notre système scolaire, pensé à la Révolution comme la pierre angulaire de la démocratie naissante, puis montrer les différentes attaques qu’il a subies dans le but de le faire dériver vers un utilitarisme dans l’intérêt de quelques-uns.
Les révolutionnaires, poursuivant le mouvement des Lumières, ont longtemps réfléchi à la manière de permettre la continuité de la République. Ils ont identifié l’instruction du peuple comme étant la clé de sa pérennité, le moyen pour permettre à chacun de conserver la liberté acquise. S’instruire et se cultiver contribuent à l’estime de soi et à l’amour de l’humanité, et permettent de ne pas voir disparaître les droits des citoyens par leur ignorance ou par l’absence d’esprit critique correctement développé.
On peut ainsi lire, dans le premier des Cinq Mémoires sur l’instruction publique de Condorcet [10] :
« Mais une Constitution vraiment libre, où toutes les classes de la société jouissent des mêmes droits, ne peut subsister si l’ignorance d’une partie des citoyens ne leur permet pas d’en connaître la nature et les limites, les oblige de prononcer sur ce qu’ils ne connaissent pas, de choisir quand ils ne peuvent juger. »
L’école est un organe de liberté, nécessaire à l’exercice de la souveraineté nationale, et, à ce titre, pour que nul citoyen ne puisse être oublié de l’instruction, elle doit être une institution organique forte et territorialement homogène.
Apprendre est une nécessité qui fera l’objet de l’article 22 de la Constitution du 24 juin 1793 [11] :
« L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. »
Cette philosophie de l’instruction mettra du temps à être appliquée, compte tenu des vicissitudes de l’Histoire, et ne ressurgira réellement qu’avec Jules Ferry, qui la mettra en pratique dans un but politique de stabilisation de la société. Sous la IIIe République sont votées les lois Jules Ferry qui rendent l’école gratuite (1881), l’instruction obligatoire et l’enseignement public laïque (1882).
En parallèle, dès le début du xxᵉ siècle, le besoin de main-d’œuvre de plus en plus qualifiée pousse au développement de filières techniques et professionnelles. On assiste également à la création, par le décret du 25 mai 1938, des premiers centres d’orientation professionnelle dans chaque département. Chaque citoyen, dans un esprit républicain, devait pouvoir trouver sa place dans la société en fonction de ses capacités et de ses motivations propres, ce qui est la conception de la démocratie, moteur du génie français. Ainsi la France se démarquait-elle du taylorisme dès son apparition dans l’entre-deux-guerres, qui ne cherchait outre-Atlantique que la maximisation de la productivité par la science (OST : organisation scientifique du travail, ou taylorisme) en puisant dans un réservoir inépuisable de main-d’œuvre [12].
Après la Seconde Guerre mondiale, la forte croissance économique, du fait d’un besoin croissant en main-d’œuvre de plus en plus qualifiée, aboutit à la massification du système scolaire. Cette massification fut acceptée par de Gaulle, qui, faisant confiance à ses collaborateurs, laissa faire à la condition de maintenir la qualité de l’enseignement et un certain élitisme, garants du niveau des élèves formés.
La crise économique qui éclate dans les années 1970-1980 ouvre la voie à une vision nouvelle des systèmes éducatifs. La consommation ne pouvant suivre la croissance de la production sur le marché international et la concurrence entre grands pôles industriels étant acharnée, les grandes entreprises cherchent à réduire leurs frais, à augmenter leurs bénéfices et à ouvrir au marché de nouveaux secteurs économiques qui leur étaient jusqu’à présent fermés. C’est le début de la marchandisation de tous les secteurs de la vie sociale ou individuelle.
Les États, de leur côté, sont aux prises avec trois facteurs qui vont les pousser à une révision de leurs politiques éducatives : instabilité et imprévisibilité des évolutions économiques ; évolution du marché du travail vers des emplois plus précaires, aux qualifications requises de plus en plus extrêmes, entre très fort ou très faible niveau ; et, enfin, crise récurrente des finances publiques, les milieux économiques cherchant à se libérer de la pression fiscale et la mondialisation de l’économie rendant extrêmement efficace le processus de « défiscalisation compétitive ».
Progressivement, le patronat, qui n’avait que peu regardé les contenus des programmes, va développer une nouvelle vision de l’enseignement et pousser les États à réformer dans ce sens. On assiste à une redéfinition de l’éducation selon des critères marchands, tant par une adéquation des structures, des contenus et des pratiques d’enseignement que par une transformation des savoirs, et à une redéfinition de l’école elle-même en nouveau marché, source de profits importants. La privatisation des services publics s’attaque aussi au système éducatif.
On s’en rend bien compte en étudiant les rapports rédigés pour des organismes publics tels que l’OCDE ou la Commission européenne, ou privés tels que l’ERT. Un organisme privé est généralement à la base de la rédaction d’un rapport repris peu de temps après au cours d’un séminaire ou d’un colloque donné par un organisme public pour convaincre l’opinion (OCDE ou Commission européenne), et on en observe ensuite les retombées au niveau des gouvernements — et ce même si, en ce qui concerne les questions d’éducation, l’Union européenne est censée ne pas avoir de rôle autre que celui de conseil et que les États sont censés rester souverains.
Le rôle de l’OCDE, de l’ERT et de la Commission européenne
Sur le site de présentation de l’OCDE, on peut lire que la Commission européenne participe aux travaux de l’OCDE, l’Union européenne s’engageant à coopérer pleinement à l’accomplissement des objectifs fondamentaux de l’organisation. En 2010, l’OCDE compte 36 pays membres, regroupe plusieurs centaines d’experts dans ses centres de recherche à Paris et publie fréquemment des études économiques — analyses, prévisions et recommandations de politique économique — et des statistiques, principalement concernant ses pays membres.
La politique qui découle des recommandations et analyses de l’OCDE et qui est suivie par la Commission européenne et les gouvernements européens pour l’UE entraîne depuis vingt ans pour ses pays membres les conséquences suivantes :
- la décentralisation de l’enseignement ;
- des réglementations plus strictes dans les pratiques pédagogiques ;
- un glissement conceptuel de l’éducation, qui passe de la transmission des savoirs à la délivrance de compétences multidisciplinaires ;
- la stagnation ou la réduction de la part du PIB investie en matière d’éducation (même si ce point n’est pas visible en France) ;
- l’entrée en force de l’évaluation à tous les niveaux de l’éducation ;
- l’entrée en force, depuis le milieu des années 1990, à la demande de la Commission européenne, des technologies de l’information et de la communication ;
- la privatisation de l’enseignement, qui pousse à entrevoir le système éducatif comme un moyen de rentabilité, autrement dit la marchandisation de l’éducation ;
- l’accroissement de la fracture sociale dans le système éducatif, cet écart étant observé dans tous les pays (selon l’enquête PISA).
Mais d’où vient cette politique et sur quoi s’appuient les travaux qui en sont la base ?
Elle s’appuie sur des rapports et des demandes de grands groupes industriels associés au sein de l’ERT, dans lesquels on peut retrouver Nestlé, Rolls-Royce, Saint-Gobain, Total, Bayer, Fiat, Nokia, GDF Suez (depuis lors rebaptisé Engie), Lafarge, etc.
Voici quelques passages de rapports, séminaires et colloques dont la lecture est assez révélatrice de la direction prise par les « conseils » de la Commission européenne, et des raisons pour lesquelles nos systèmes éducatifs sont en évolution constante selon une direction qui impose l’allégement des programmes, le concept de « compétences » — à la place de celui de « savoirs » —, le développement du tout-numérique, le renforcement de l’autonomie des établissements, la diminution du nombre de cours et les partenariats avec de grandes entreprises. Ces extraits proviennent du livre Tableau noir, de Gérard de Sélys et Nico Hirtt [13].
Le 1er février 1989, l’ERT, dans un rapport intitulé « Éducation et compétence en Europe [14] », commence à proposer l’entrée des entreprises dans l’école : « Le développement technique et industriel des entreprises exige clairement une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes » ; « l’éducation et la formation sont considérées comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise ».
Or, poursuit ce rapport, « l’entreprise n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés », et les enseignants ont « une compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit ». En résumé, ils « ne comprennent pas les besoins de l’industrie ».
Ces idées ne pouvant être appliquées directement puisque les populations sont attachées à leur école, ces demandes sont dans un premier temps reprises dans le cadre de la formation continue, pour laquelle on va développer l’offre à distance. On peut ainsi lire, dans un document de travail de la Commission européenne sur « L’éducation et la formation à distance [15] » (7 mars 1990) :
« L’enseignement à distance […] est particulièrement utile pour assurer un enseignement et une formation rentables […]. Un enseignement de haute qualité peut être conçu et produit en un lieu central et ensuite diffusé au niveau local, ce qui permet de faire des économies d’échelle. Le monde des affaires devient de plus en plus actif en ce domaine, soit en tant qu’utilisateur et bénéficiaire de l’enseignement multimédia et à distance, soit en tant que concepteur et négociant en matériel de formation de ce type. Le marché, et par là le potentiel pour l’enseignement à distance, s’est considérablement élargi pendant les années 80. »
La Commission européenne reprend ensuite ces demandes, également au niveau de l’enseignement supérieur, qui va aussi voir apparaître les formations à distance, dans une série de rapports dont voici quelques extraits. On peut lire par exemple dans le « Rapport sur l’enseignement supérieur ouvert et à distance dans la Communauté européenne », 1991 [16] :
« La révolution informatique déclasse une grande partie de l’enseignement » ;
« Les connaissances utiles ont une demi-vie de dix ans, le capital intellectuel se déprécie de 7 % par an tout en s’accompagnant d’une réduction correspondante de l’efficacité de la main-d’œuvre » ;
« Une université ouverte est une entreprise industrielle et l’enseignement à distance est une industrie nouvelle. Cette entreprise doit vendre ses produits sur le marché de l’enseignement continu que régissent les lois de l’offre et de la demande. »
Dans le « Mémorandum sur l’apprentissage ouvert et à distance dans la Communauté européenne [17] » (1991), l’accent est mis davantage sur la nécessité de l’instauration d’une concurrence entre prestataires de l’apprentissage à distance et structures d’éducation conçues en fonction des besoins des clients.
Ce premier chassé-croisé de demandes réalisé, il recommence à partir de 1995, avec un nouveau rapport de l’ERT en février, qui cette fois concerne tous les niveaux du système éducatif.
« La clé de la compétitivité de l’Europe réside dans la capacité de sa force de travail à relever sans cesse ses niveaux de connaissance et de compétence. Dès lors, la responsabilité de la formation doit en définitive être assumée par l’industrie. Le monde de l’éducation semble ne pas bien percevoir le profil des collaborateurs nécessaires à l’industrie. L’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique. »
(« Une éducation européenne : vers une société qui apprend », 1995, [18])
Et à nouveau l’OCDE prend la suite dans une série de rapports tels qu’« Adult Learning and Technology in OECD Countries [19] ».
« L’apprentissage à vie ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants. [Il doit être assuré par des] prestataires de services éducatifs. La technologie crée, ce qui est une première, un marché (commercial) mondial dans le secteur de la formation. La possibilité nouvelle de proposer des programmes d’enseignement dans d’autres pays sans que les étudiants ou les enseignants partent de chez eux pourrait fort bien avoir d’importantes répercussions sur la structure du système d’enseignement et de formation à l’échelle mondiale. Dans certains pays, il semble que les enseignants encourent réellement le risque d’être les laissés-pour-compte dans le développement du marché des technologies de l’information. »
Mais heureusement, tout est prévu puisque les pouvoirs publics auront encore la chance d’avoir à « assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser ».
Dans « Les technologies de l’information et l’avenir de l’enseignement post-secondaire [20] » est ensuite clairement posée la nécessité d’une concurrence entre les établissements publics, incités à se comporter en entreprise, et les prestataires privés : « Les étudiants deviennent des clients, et les établissements (écoles et universités) des concurrents luttant pour obtenir une part du marché. »
Puis en 1996, dans le rapport « Gérer les stratégies de l’information dans l’enseignement supérieur [21] » apparaît cette notion essentielle pour comprendre l’évolution de notre système scolaire : « Il est plus important d’apprendre à apprendre que de maîtriser des prétendus “faits”. » Phrase qui, dans sa première partie, rappellera à beaucoup certains développements pédagogiques de ces dernières décennies…
Ces divers rapports trouvent leur application dans les politiques éducatives de notre pays. Ainsi, dans les Échos du mardi 3 février 1998, en page 3, Claude Allègre déclare : « Je veux instiller l’esprit d’entreprise dans le système éducatif », puis « nous allons vendre notre savoir-faire à l’étranger, et nous nous sommes fixé un objectif de 2 milliards de francs de chiffre d’affaires en trois ans. Je suis convaincu qu’il s’agit là du grand marché du XXIᵉ siècle ».
En 1999, l’OCDE déclarera d’ailleurs que « les perspectives de profit sur le marché éducatif pour les investisseurs institutionnels (fonds de pension, assurances, financiers) sont de l’ordre de 1 à 7 quand ils ne sont que de 1 à 2 sur le marché de la construction automobile », ce qui représente pour l’Europe 7 000 milliards de dollars.
Notre système éducatif est donc démantelé pour permettre l’ouverture d’un nouveau marché : le marché de la connaissance.
Les années suivant la rédaction de ces rapports et documents de travail, l’évolution se poursuit. Si l’OCDE continue son travail, l’OMC posera en décembre 1999 les premières bases d’un marché mondial de l’enseignement, en pointant du doigt « les possibilités de libéralisation du marché mondial des services d’enseignement supérieur ».
Ce sera suivi en 2000 du protocole de Lisbonne, programme qui réglemente depuis notre école et fait suite aux préconisations de l’OMC de 1999.
L’OMC à l’assaut de l’école, ou la libéralisation des services au niveau mondial
À la suite de son intégration à l’OMC, dès sa création, le 1er janvier 1995, la France s’est de facto engagée à libéraliser tous ses secteurs d’activité, notamment les services qui comprennent l’enseignement. L’Accord général sur le commerce des services (AGCS, ou GATS en anglais pour General Agreement on Trade in Services) constitue l’annexe 1B de l’accord de Marrakech instituant l’OMC en 1994. Il s’agit d’un accord multilatéral de libéralisation des échanges de services, y compris des services publics, dont l’enseignement.
En décembre 1999 se tient à Seattle une commission préparatoire au sommet de l’OMC. A l’occasion d’un groupe de travail sur l’accès aux marchés, sont évoquées « les possibilités de libéralisation du marché mondial des services d’enseignement supérieur [22] ».
Voici les quatre recommandations de cette commission :
- remplacer les diplômes nationaux par des systèmes de certifications internationales afin de faciliter le transfert de « clients » (étudiants) au sein des différents fournisseurs de services (établissements scolaires) ;
- harmoniser les cursus universitaires pour les mêmes raisons ;
- supprimer toutes les barrières administratives à la libre circulation des « clients » (étudiants) ;
- établir un système de contrôle de qualité transnational pour que les clients puissent juger le rapport qualité-prix des fournisseurs de services sur le marché mondial.
Le protocole de Lisbonne et ses suites
En réponse au sommet de Seattle, l’Union européenne a développé le protocole de Lisbonne « Vers une Europe de l’innovation et de la connaissance [23] », également appelé « processus de Bologne ».
Ce protocole a assigné à l’Union européenne l’objectif de réaliser d’ici à l’horizon 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ».
Il s’agissait de la méthode Coué : affirmer puérilement un objectif grandiose, sans examiner minutieusement les obstacles colossaux à surmonter – afin d’afficher crânement la volonté de rattraper les États-Unis, qui apparaissaient alors, dans les années 1990, comme les plus avancés dans la voie que l’on appelait « la nouvelle économie ». Des ministres européens de l’Éducation s’étaient ainsi gravement réunis pour annoncer la mise en place d’un espace européen de l’éducation secondaire.
Ce fut un premier pas engagé sur la voie d’une mise en cohérence des systèmes éducatifs des pays de l’Union européenne, ou tout du moins vers l’acceptation d’un pouvoir supranational en la matière.
Ce premier pas a été rendu possible par l’introduction de deux articles dans le traité de Maastricht (126 et 127, devenus 149 et 150 en 1999 dans le traité d’Amsterdam consolidant le précédent) [24], qui invitent la Communauté à encourager l’amélioration de la qualité des systèmes éducatifs, et lui confèrent le droit d’appuyer, voire de compléter, les actions des États membres.
Bien qu’elle soit tenue de respecter la spécificité des systèmes nationaux, l’Union européenne dispose désormais des moyens d’une véritable politique éducative commune touchant tous les niveaux de formation, de l’éducation pré-élémentaire à la formation des adultes.
Jusqu’en 2000, toutefois, ses menées dans ce domaine demeurèrent limitées à des livres « blanc » et « vert » et à un « plan d’action » :
- publication, en novembre 1995, du Livre blanc sur l’éducation et la formation « Enseigner et apprendre : vers la société cognitive », puis des programmes qui en ont résulté (écoles de la deuxième chance, ouverture d’Erasmus aux apprentis, Leonardo) ;
- publication en 1996 du Livre vert sur les obstacles à la mobilité transnationale, qui a donné lieu aux programmes Socrates et à la recherche de procédés pour la reconnaissance des diplômes ;
- adoption en octobre 1996 d’un plan d’action favorisant l’entrée des technologies de l’information dans les écoles.
C’est avec le « Mémorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie [25] », publié le 30 octobre 2000, que l’on est entré dans le vif du sujet.
Son objectif a été de lancer un débat dans toute l’Europe sur « une stratégie de mise en œuvre de l’éducation et de la formation tout au long de la vie aux niveaux individuel et institutionnel dans les sphères publique et privée » afin de poser les bases d’une nouvelle politique d’éducation et de formation. Ce concept de formation tout au long de la vie est inscrit dans le cadre de la stratégie européenne pour l’emploi, et est défini dans l’introduction du Mémorandum comme suit :
« Toute activité d’apprentissage utile à caractère permanent visant à améliorer la connaissance, les qualifications et les compétences. […] La notion d’éducation et de formation tout au long de la vie n’a plus une portée restrictive ; il doit désormais s’agir du principe régissant l’offre et la participation, quel que soit le cadre d’apprentissage considéré […]. Tous les individus vivant en Europe, sans exception aucune, devraient bénéficier des mêmes possibilités leur permettant de s’adapter aux exigences des mutations économiques et sociales et de contribuer activement à construire l’avenir de l’Europe. »
Les rédacteurs du Mémorandum incitent à l’action, en affichant ambition et urgence (« il est temps de s’atteler à cette tâche »), et proposent six messages clés pouvant servir de base à un débat ouvert, par exemple la définition de nouvelles compétences de base et, en conséquence, la modification des contenus d’enseignement en fonction de celles-ci : maîtrise des technologies de l’information, des langues étrangères, acquisition d’une culture technologique, de l’esprit d’entreprise et d’aptitudes sociales.
Qu’est-il envisagé pour parvenir à la concertation et, surtout, à la mise en œuvre ?
La Commission européenne a proposé un cadrage, des outils, et l’une des innovations apportées par Lisbonne fut l’adoption de la « méthode ouverte de coordination » évoquée plus haut, qui doit conduire à la concertation des États membres, puis à la convergence des initiatives.
On aboutit alors à la définition de lignes directrices européennes, à l’élaboration d’un calendrier d’action pour atteindre les objectifs fixés et à l’utilisation si nécessaire d’indicateurs et de références de « bonnes pratiques » (le Mémorandum en cite douze).
L’UE doit aussi ultérieurement réorienter et suivre le processus par les moyens suivants : système de consultation dans chaque État membre de tous les partenaires impliqués, enquête à mi-parcours et rapport en novembre 2001. Les États exécutent les premières directives et proposent des alternatives.
Le Mémorandum insiste sur le fait que « le changement ne peut venir que des États membres et grâce à leur élan ». Le document précise même qu’« il appartient aux États membres, en tant que responsables des systèmes d’éducation et de formation, de diriger ce débat. Celui-ci doit en outre être dirigé au niveau national et non pas au niveau européen ».
Mine de rien, le protocole de Lisbonne a néanmoins scellé en catimini le sort de l’Éducation nationale. Il l’a reléguée à la mission, non plus d’accès aux savoirs, qui seraient devenus obsolètes car périssables, mais au rôle de « fournisseur de main-d’œuvre » aux marchés dans le cadre de « l’économie du savoir ou de la connaissance ».
Et même si, en 2004, le bilan qui en a été fait a conclu à l’échec, la conclusion qui en a été tirée n’a bien entendu pas été l’abandon, mais la prétendue nécessité de renforcer l’évolution souhaitée pour essayer d’atteindre les buts premiers. Si ça ne marche pas, ce n’est pas que c’est absurde, c’est que ce n’est pas assez bien appliqué… On connaît la ritournelle.
Les conseils de la Commission européenne sont donc devenus plus impératifs au fur et à mesure que l’échec apparaissait dans toute son ampleur. Et cette évolution a été soutenue par la Commissaire européenne de nationalité luxembourgeoise, la dangereuse idéologue Viviane Reding, alors en charge de l’éducation.
C’est ce qui se fait sentir dans le rapport Thélot en France (2004) [26], qui indique à propos de l’Union européenne par rapport à l’éducation :
« L’éducation est une dimension de la politique qui a vocation à demeurer nationale : l’Union européenne, considérant que l’éducation et la formation sont intimement liées à l’identité nationale de chaque peuple, ne s’est dotée d’aucune compétence législative en la matière. Une réflexion prospective sur l’avenir de l’école ne pouvait toutefois faire l’impasse sur les effets que la construction européenne ne peut manquer de produire à plus ou moins long terme sur la conception des missions et du fonctionnement de l’école de la nation. Cette réflexion peut être conduite de trois points de vue : l’harmonisation, fondée sur les préoccupations communes, des politiques éducatives nationales […]. La politique commune ne se limite plus aux dispositifs destinés à favoriser la mobilité des étudiants ou à harmoniser diplômes et certifications du supérieur. »
Les différents États se sont alors mis d’accord pour suivre au plus près les recommandations de la Commission européenne sur un sujet où ils sont censés pourtant… rester souverains !
Le TiSA
L’Union européenne semble donc réaliser point par point les recommandations de la commission préparatoire de l’OMC dans l’espace européen et négocie même, sans qu’il en soit fait mention auprès du public, un traité de libre-échange UE – États‑Unis appelé TiSA (Trade in Services Agreement) ou ACS (Accord sur le commerce des services).
Cet accord est un projet de traité actuellement en négociation entre 23 parties membres de l’OMC, dont l’Union européenne (en tant que représentante des 28 États la constituant), la Suisse et le Canada, pour un total de 50 États. Connues des ONG, ces négociations ont été mises en lumière par les révélations de Wikileaks en avril 2014.
Le TiSA vise à réduire le plus possible les barrières que sont, par exemple, les quotas nationaux, les marchés publics réservés, voire les monopoles, ou les normes protectrices, en somme toutes les barrières empêchant les entreprises d’un pays de mener leurs activités de service dans un autre pour stimuler leur croissance internationale. À titre d’exemple, le lobby américain Team TiSA regrette « la compétition déloyale des entreprises publiques ».
Ce choix politique de l’UE, construire « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » sur le modèle du système américain, implique donc la création :
- d’une classe supérieure de personnes surdiplômées et de prétendus experts chargés de diffuser au niveau mondial leurs travaux et leurs analyses ;
- d’une classe inférieure et extrêmement majoritaire de main-d’œuvre polyvalente et docile pour les services (secteur tertiaire), en visant « l’employabilité à tout prix ».
C’est une application directe de l’analyse faite dès septembre 1995 sous l’égide de la Fondation Gorbatchev, lors de la manifestation « The State of the World Forum » (Forum sur l’état du monde), par « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan », qui se réunirent à l’hôtel Fairmont de San Francisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation et l’avenir du travail.
Le « tittytainment »
Posant que, « dans le siècle à venir, deux dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale », les débats se conclurent sur la réponse de Zbigniew Brzezinski, qui définit le tittytainment, « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ».
Ce raisonnement des deux dixièmes aboutit à la nécessité d’un système scolaire permettant la conservation d’un secteur d’excellence destiné à former, au plus haut niveau, les différentes élites scientifiques, techniciennes et managériales, tout en continuant à former des personnes aux compétences techniques moyennes — celles dont la Commission européenne estime qu’elles ont « une demi-vie de dix ans » — et en développant pour elles l’enseignement à distance grâce à la montée du numérique (ce qui permet au passage la création d’un autre marché particulièrement rentable).
Restent enfin, bien sûr, les plus nombreux, ceux qui sont destinés par le système à demeurer inemployés en partie parce que, comme nous l’avons vu, selon les termes choisis de l’OCDE, « ils ne constitueront jamais un marché rentable » et que leur « exclusion de la société s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser ».
À eux sont destinés le tittytainment et les écoles devenues simples terrains de jeu, ouvertes à toute activité dès lors qu’elle est ludique, ouvertes aux grandes firmes qui, sous prétexte de participer à l’acte éducatif, trouveront un nouveau débouché à leurs nouvelles technologies et produits culturels, ouvertes également aux associations diverses qui feront de la propagande supposée éducative sur des sujets présentés comme des « valeurs à transmettre ».
Et en France ?
On ne peut que se référer de nouveau au rapport Thélot.
La part des emplois « peu qualifiés » ou requérant une qualification d’ordre « comportemental » ou « relationnel » demeurera considérable dans l’avenir : certains domaines d’activité (vente, services à la personne, etc.) devraient donner lieu à une création d’emplois importante, mais dans les métiers d’employés et d’ouvriers peu qualifiés, la destruction des emplois sera plus que compensée par la nécessité de remplacer les départs massifs à la retraite.
La notion de réussite pour tous n’est donc plus adaptée à la « réalité » économique. Former trop d’élèves qualifiés exercerait une pression à la hausse sur les salaires. La vision humaniste visant à former des citoyens responsables s’est effacée au profit de la rentabilité du matériau humain.
Et le rapport Thélot d’avancer :
« La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »
Ce qui sonne comme l’écho d’une recommandation de l’OCDE, en 2001, à propos des programmes :
« Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie”. En fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin. »
Conclusion : l’effondrement de notre modèle de société
Un tel mépris de l’humain est nouveau dans notre civilisation.
Il va au rebours des réflexions qui, depuis le XVIIIe siècle au moins, ont fondé notre société et des réflexions sur les rapports entre démocratie et instruction publique qui ont présidé à la naissance de notre système scolaire.
C’est un effrayant retour en arrière, un basculement total d’un système qui certes se cherchait et se mettait en place lentement, mais avait de hautes aspirations et avait contribué au rayonnement de la France dans le monde. Nous allons vers une marchandisation de tous les aspects de la vie, à l’américaine, dans une course au profit. Un basculement qui nous est lentement, mais sûrement, imposé et contribue à l’effondrement de notre modèle de société.
On ne peut pour terminer que méditer un extrait du cahier politique nᵒ 13 de l’OCDE sur « la faisabilité politique de l’ajustement [27] » que nous citons ici :
« Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école, mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. »
Anne LIMOGE
Responsable nationale de l’UPR pour les questions d’éducation
12 janvier 2019
Notes
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_instituant_la_Communaut%C3%A9_%C3%A9conomique_europ%C3%A9enne.
- Texte du traité : http://lexinter.net/UE/traite_de_maastricht.htm, https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_de_Maastricht.
- http://www.nouvelle-europe.eu/aux-origines-du-processus-de-bologne-la-declaration-de-la-sorbonne.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Strat%C3%A9gie_de_Lisbonne.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Processus_de_Bologne.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9thode_ouverte_de_coordination.
- Conseil de l’Europe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Conseil_de_l%27Europe.
- Traité de Lisbonne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_de_Lisbonne. Texte du traité de Lisbonne : https://eur-lex.europa.eu/resource.html?uri=cellar:88f94461-564b-4b75-aef7-c957de8e339d.0010.01/DOC_3&format=PDF.
- « Vers un espace européen de l’éducation d’ici 2025 » : https://ec.europa.eu/commission/news/towards-european-education-area-2025-2017-nov-14_fr.
- http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/cinq_memoires_instruction/Cinq_memoires_instr_pub.pdf.
- http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/les-constitutions-de-la-france/constitution-du-24-juin-1793.5084.html.
- http://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2004-2-page-185.htm.
- Tableau noir : résister à la privatisation de l’enseignement, Gérard de Sélys et Nico Hirtt, éditions EPO, 1998.
- http://www.ert.eu/sites/ert/files/generated/files/document/education_and_european_competence_-_jan_1989.pdf.
- Commission européenne (1990), document de travail « L’éducation et la formation à distance», sec (90) 479 (les documents antérieurs à 2000 ne sont pour l’instant pas disponibles sur le site de la Commission européenne : https://ec.europa.eu/transparency/regdoc/?n=10).
- Sec (91) 388 final, 24 mai, Bruxelles/Luxembourg.
- Com (91) 388 final, 12 novembre 1991
- http://www.ert.eu/sites/ert/files/generated/files/document/1995_education_for_europeans_-_towards_the_learning_society.pdf.
- Commission européenne (1996), « Adult Learning and Technology in OECD Countries », OECD Proceedings, OCDE, 1996, ISBN 92-64-15320-9.
- « Les technologies de l’information et l’avenir de l’enseignement postsecondaire », document OCDE, Paris, 1996, ISBN 92-64-25309-2.
- « Gérer les stratégies de l’information dans l’enseignement supérieur », document OCDE, Paris, 1996, ISBN 92-64-25309-2.
- Voir cette conférence de Nico Hirtt sur le sommet de Seattle : http://ekouter.net/l-education-nationale-face-aux-directives-europeennes-avec-nico-hirtt-devant-l-association-comite-pour-une-nouvelle-resistance-1034.
- http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=URISERV%3Ac10241.
- « Le traité de Rome ne contenait pas de longs développements concernant l’éducation […]. C’est essentiellement avec l’entrée en vigueur du traité de Maastricht qu’ont été précisées les modalités de la contribution de l’UE dans ce domaine. Entre autres choses, l’éducation est devenue l’objet d’une procédure de codécision. Le traité d’Amsterdam est venu modifier légèrement les dispositions existantes, principalement en prévoyant également l’application de la procédure de codécision à la formation professionnelle. En vertu du principe de subsidiarité, chaque État membre assume la pleine responsabilité de l’organisation et du contenu de ses systèmes éducatifs et de formation professionnelle. Tout acte d’harmonisation des dispositions légales et réglementaires des États membres est exclu du champ d’application des articles 149 et 150. » http://www.europarl.europa.eu/facts_2004/4_16_0_fr.htm.
- http://fdep.ch/Documents/Nos%20documents/Memorandum.pdf.
- Rapport Thélot : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000483.pdf.
- http://www.oecd.org/fr/dev/1919068.pdf, p. 30.