10 AOÛT 2019 : 480e ANNIVERSAIRE DE L’ORDONNANCE DE VILLERS-COTTERÊTS DU 10 AOÛT 1539.
Entre le 10 et le 15 août 1539, le roi François Ier signe une ordonnance de 192 articles dans son château de Villers-Cotterêts.
Cette ordonnance, très importante dans l’histoire de France, institue en premier lieu ce qui deviendra l’état civil, avec l’obligation faite aux curés d’enregistrer les baptêmes.
Elle pose par ailleurs le principe fondamental que tous les actes légaux et notariés seront désormais rédigés en « langage maternel français et non autrement ».
Jusque-là, ils l’étaient en latin, la langue de toutes les personnes instruites de l’époque.
UNE ADMINISTRATION PLUS ACCESSIBLE
L’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui a été rédigée par le chancelier Guillaume Poyet, est parfois connue sous le nom de Guilelmine.
NAISSANCE DE L’ÉTAT CIVIL
Dans son article 51, elle exige en premier lieu des curés des paroisses qu’ils procèdent à l’enregistrement par écrit des baptêmes, autrement dit des naissances, avec dépôt des registres au greffe du bailliage ou de la sénéchaussée (chez le représentant du roi). L’article 175 fait aussi obligation aux notaires de tenir registres et protocoles des testaments et contrats.
Des ordonnances ultérieures, à Blois en 1579 et Saint-Germain-en-Laye en 1667, prescriront aussi l’enregistrement des décès et des mariages. Une innovation dont les généalogistes mesurent pleinement la portée.
Deux siècles plus tard, par le décret du 20 septembre 1792, l’Assemblée législative déchargera les curés de cette obligation pour la confier aux officiers municipaux, les maires et leurs adjoints. C’est la naissance officielle de l’état civil.
Une décennie plus tard, sous le Consulat, la loi du 11 Germinal An XI (20 mars 1803) dispose : « Les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus dans l’histoire ancienne pourront seuls être reçus, comme prénoms, sur les registres destinés à constater la naissance des enfants ; et il est interdit aux officiers publics d’en admettre aucun autre dans leurs actes. » L’objectif est de faciliter l’identification des individus et renforcer la cohésion nationale.
Cette laïcisation de l’état civil se fait dans la douleur car, à la différence des curés, les officiers municipaux, dans les campagnes, maîtrisent rarement l’écriture. Ce « sont de petits propriétaires cultivateurs, des fermiers ou des artisans, qui ne savent que signer leur nom et non écrire ou qui écrivent illisiblement et sans orthographe et dont il est impossible de lire l’écriture », déplore en 1820 le procureur général de Caen.
LA LANGUE MATERNELLE PLUTÔT QUE LE LATIN
Les dispositions précédentes visent à apporter de la clarté dans le droit ainsi que l’énonce l’article 110 :
Et afin qu’il n’y ait cause de douter sur l’intelligence desdits arrêts, nous voulons & ordonnons qu’ils soient faits & escrits si clairement, qu’il n’y ait ne puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude ni lieu à en demander interprétation.
Dans le droit fil de l’article précédent, l’article 111 se rapporte à l’emploi du français. Il énonce joliment :
Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des mots latins contenus dans lesdits arrêts, nous voulons dorénavant que tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties, en langage maternel français et non autrement.
De cet article, il découle que tous les sujets du roi pourront comprendre les documents administratifs et judiciaires… sous réserve néanmoins qu’ils lisent et écrivent la « langue d’oïl » pratiquée dans le bassin parisien et sur les bords de la Loire.
COMMENT LE FRANÇAIS A SÉDUIT LES ÉLITES
L’ordonnance de Villers-Cotterêts est d’autant plus importante qu’à la différence de la plupart des autres nations européennes (Angleterre, Allemagne, Espagne….), la France est une construction politique sans unité linguistique à l’origine.
Les élites du royaume, conscientes de cette faiblesse, n’ont pas attendu l’ordonnance pour faire leur la langue française, même dans les provinces les plus éloignées, et ainsi se rapprocher du pouvoir central. Ainsi, en 1448, peu après sa création, le Parlement de Toulouse décide de son propre chef qu’il n’emploierait plus que la langue d’oïl dans ses travaux et ses écrits, bien que cette langue fût complètement étrangère aux parlementaires et à leurs concitoyens ; plus étrangère que peut l’être aujourd’hui l’anglais pour les Français !
Notons aussi que le premier acte notarié en français a été rédigé en 1532 (sept ans avant l’ordonnance de Villers-Cotterêts) à… Aoste, sur le versant italien des Alpes !
LE RECUL DU LATIN
L’ordonnance de Villers-Cotterêts coïncide avec l’éveil, partout en Europe, des langues nationales. C’est ainsi que le 18 août 1492 (année admirable !), l’humaniste Antonio de Nebrija publie une Grammaire castillane. C’est la première grammaire de langue vernaculaire éditée en Europe.
En 1539, l’année de la fameuse ordonnance, est aussi publié le Dictionnaire français-latin de Robert Estienne (Dictionarium latinogallicum). C’est le premier dictionnaire qui va du français vers le latin et non l’inverse, signe manifeste du recul du latin dans l’usage courant ! Dix ans plus tard, Joachim du Bellay publie Défense et Illustration de la langue française, manifeste des poètes de la Pléiade.
Le latin va néanmoins demeurer longtemps encore la langue des échanges internationaux. C’est en latin qu’écrivent et communiquent les humanistes du XVIe siècle comme Érasme. C’est aussi en latin que communiquent les hauts représentants de l’Église catholique. Soucieuse de son universalité, celle-ci restera attachée à l’emploi du latin dans les offices jusqu’au concile de Vatican II. Dans les États autrichiens et en Hongrie, où cohabitent des peuples très divers, le latin va demeurer la langue administrative jusqu’au tournant du XIXe siècle, ce qui aura l’avantage d’éviter des querelles de préséance entre les langues vernaculaires (l’anglais joue le même rôle aujourd’hui dans l’Union indienne).
COMMENT LE FRANÇAIS A CONQUIS LE PEUPLE
Dans La Mort du français, un essai passionné autant que passionnant publié en 1999, le linguiste et écrivain Claude Duneton rappelle que l’anglais, l’allemand, le castillan ou encore le toscan, qui sont aujourd’hui les langues officielles du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie, étaient déjà comprises par la majorité de la population, dans ces pays, au XVe siècle, avant que Chaucer ne jette les bases de la langue anglaise moderne ou que Luther ne traduise la Bible en langue allemande.
Rien de tel en France ! À l’exception de l’Ile-de-France et du val de Loire, toutes les provinces ont usé dans la vie quotidienne, jusqu’au début du XXe siècle, de langues plus ou moins éloignées du français de Paris.
En 1880, la moitié des enfants apprenaient encore le français comme une langue étrangère, selon l’historien Eugen Weber (La Fin des terroirs).
L’unité linguistique n’a été à peu près achevée qu’au milieu du XXe siècle, grâce à l’attrait qu’exerçait le pouvoir central sur les élites locales et à la pression exercée sur les enfants du peuple par les fonctionnaires et les instituteurs de l’école laïque.
De vieilles personnes se souviennent encore du bâton que le maître mettait le matin entre les mains du premier enfant surpris à « parler patois » (ou breton, alsacien, basque, flamand, ou corse, picard, ou provençal…). Le porteur devait à son tour donner le bâton au premier camarade qu’il surprendrait lui-même à « parler patois ». À la fin de la journée, le dernier porteur de bâton était puni. Ce procédé inquisitorial s’est révélé très efficace pour faire de la langue française le patrimoine commun et le principal facteur d’unité du peuple français.
LE BEL AVENIR DE LA LANGUE FRANÇAISE
Aux Temps modernes, de Louis XIV à la Révolution, la France a joui d’un rayonnement tel que sa langue s’est imposée comme langue des élites européennes et de la diplomatie. C’est ainsi que le français s’est substitué au latin comme langue de la diplomatie à l’occasion de la signature du traité de Rastatt en 1714, entre la France et l’Espagne. Son déclin s’est manifesté avec la signature du traité de Versailles, lorsque Georges Clemenceau, qui se flattait de parler couramment anglais, a consenti à l’emploi de cette langue aux côtés du français comme langue diplomatique.
Aujourd’hui, de graves menaces pèsent sur le français de tous les jours :
– des personnes nées au début du XXe siècle ont fait le sacrifice de
leur première langue (patois ou dialecte) pour adopter le français ;
elles croyaient avoir acquis un trésor mais celui-ci se dévalue de jour
en jour ; à la télévision et dans les magazines, elles ne reconnaissent
plus la langue apprise à l’école mais un sabir truffé de mots abscons au
sens approximatif,
– de jeunes Français originaires de pays
lointains se demandent s’il leur est utile d’apprendre à bien parler le
français dès lors que cette langue est déconsidérée par les élites
elles-mêmes…
Un ministre de l’Éducation nationale (Claude Allègre) n’a-t-il pas déclaré que « l’anglais ne doit plus être une langue étrangère en France » ? En fait d’anglais, le ministre ne pensait pas à la langue de Shakespeare mais au basic english ou à l’anglais d’aéroport que lui-même et la plupart de nos hommes d’affaires se donnent le ridicule de pratiquer avec un fort accent du terroir !
Les préconisations du ministre sont-elles au moins susceptibles de servir les intérêts économiques de la France ? Rien n’est moins sûr car nous disposerons d’ici une ou deux décennies de systèmes de traduction instantanée : dans les entretiens, il nous suffira de poser devant nous un traducteur de la taille d’un portable, et il traduira pour nous les propos de nos interlocuteurs (en mode oral aussi bien qu’écrit).
Le basic english ne sera plus alors d’aucune utilité car chacun préfèrera s’exprimer dans sa langue maternelle en faisant usage de toutes ses nuances plutôt que chercher ses mots dans une langue étrangère mal assimilée. Dans la compétition internationale, l’avantage reviendra alors aux peuples qui maîtriseront leur langue dans toutes ses subtilités. Dans cette éventualité, les langues étrangères ne seront plus enseignées dans un but utilitaire mais seulement pour le plaisir de la connaissance et de l’accès à une culture différente.
En attendant, la prudence commande de préserver le français et de ne pas compromettre son renouveau par une anglicisation hâtive de notre système éducatif et des médias.
Source Herodote.net
Par André Larané