Que devient la liberté d’expression en France ?
Alors qu’émerge dans le débat public une nouvelle polémique au sujet d’une tribune signée par plusieurs officiers supérieurs, la question de la liberté d’expression revient sur le devant de la scène, qu’elle occupe régulièrement depuis plusieurs années.
On pourrait définir la liberté d’expression comme étant le droit reconnu à tout individu de faire connaître le produit de sa propre activité intellectuelle par tous moyens et sur tout support licite.
Le droit de s’exprimer librement constitue une liberté individuelle fondamentale consacrée de manière universelle dans les traités internationaux, mais aussi dans l’ordonnancement juridique des nations libres et démocratiques.
D’avant notre ère, à l’époque de la Chine impériale, il nous reste les réflexions de Lao Zi.
A l’époque de la Grèce antique, nous pouvions relever les discours d’Aristote :
« La nature qui ne fait rien en vain, n’a départi qu’à l’homme, seul, le don de la parole. »
Au IVe siècle, lorsqu’il était grand orateur de l’empereur, Saint Augustin était en recherche perpétuelle de la vérité « la vox veritas ». Il a pu constater ensuite que la voix de la vérité n’était pas dans les prétoires. Il s’est alors tourné définitivement vers l’église pour devenir évêque d’Hippone.
Il est également une constante de l’Histoire que certaines élites ont cherché à limiter cette liberté, arguant de ce que seuls les sages et les éclairés devaient avoir droit à la parole, infantilisant ainsi une grande partie de la population, la jugeant incompétente à s’occuper des affaires publiques.
Une autre méthode plus radicale consiste à faire taire définitivement ses opposants en les supprimant ou en les intimidant.
Ainsi, Socrate fut poursuivi pour avoir méprisé les dieux de la cité.
Alexandre Soljenitsyne, mathématicien et écrivain russe dissident, fut condamné en 1945 pour avoir critiqué Staline et pour activité contre-révolutionnaire. Il fut envoyé au goulag. Malgré la censure, il publiera : « Une journée d’Ivan Denissovitch » témoignant de ces camps pour opposants politiques et obtiendra le prix Nobel de littérature en 1970.
Emile Zola fut également condamné par la Cour d’assises pour avoir publié son fameux « J’accuse » dans le journal l’Aurore du 13 janvier 1898, à propos de l’affaire Dreyfus dénonçant le complot de militaires, sur fond d’antisémitisme.
Emile Zola, condamné, fut contraint de s’exiler en Angleterre pour échapper à la prison, jusqu’à ce que le Capitaine Dreyfus soit réhabilité.
Émile Zola demeure donc le symbole du pouvoir de la presse et de la liberté d’expression lorsque celle-ci est mise au service de la recherche de la vérité.
Force est de constater que la censure existe de tout temps.
Le « logos », le langage, constitue le ciment social permettant à l’homme de s’élever et à la société de s’améliorer dans la contradiction des idées.
Pourtant, nous observons aujourd’hui un changement de polarité. La presse, qui était jadis au service de l’humanité et de la vérité, apparaît aujourd’hui au service d’une minorité. Cette presse (tous supports confondus) ne devient-elle pas l’instrument d’une classe dirigeante ? Une presse qui refuse le débat d’idées, une presse qui de toute évidence marque de son sceau les consciences et tente d’imprimer à l’encre indélébile les idées du pouvoir et des puissances d’argent.
Les traités et textes législatifs sont ils encore efficaces pour assurer cette liberté d’expression ?
I – Que prévoient les textes ?
Au nombre des textes internationaux et de valeur supranationale, on compte l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 12 décembre 1948 par l’assemblée générale des Nations Unies en réaction aux atrocités de la Seconde guerre mondiale.
Cet article prévoit que : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de rechercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières les informations et les idées par quelques moyens que ce soient. »
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme du 4 novembre 1950 prévoit quant à lui que : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. … Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière »
Ces textes fondamentaux ont une valeur supranationale, ils sont consacrés dans leur principe par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat. Leur champ d’application doit être étendu très largement et s’imposer à tous les acteurs de diffusion.
Ainsi, le Conseil constitutionnel a jugé qu’aucune autorité administrative ne peut en principe supprimer un moyen de diffusion ( DC 2009-580, 10 juin 2009)
La Cour européenne des droits de l’homme considère pour sa part que la liberté d’expression constitue un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun.
(CEDH : 25 janvier 2007 : Vereiningung Bildender, Kunstler c/ Autriche)
La France n’est pas en reste, puisque c’est l’un des premiers pays à avoir consacré le droit à la liberté d’expression, sous réserve toutefois de ne pas en « abuser ».
L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 expose que : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »
L’article 11 du même texte pose également que : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
A en croire ces textes, la liberté d’expression serait une des grandes préoccupations de nos démocraties.
Pourtant, cette liberté d’expression est strictement encadrée et l’on peut aujourd’hui sérieusement s’interroger sur l’effectivité réelle de ce droit fondamental.
La France est l’un des pays occidentaux où la liberté d’expression est la plus encadrée et la plus restreinte par le législateur, mais aussi par la jurisprudence.
Du reste, la CEDH reconnaît aux États un large pouvoir d’appréciation, que l;a France n’hésite pas à utiliser d’une manière extensive dans sa législation sur les atteintes à la liberté d’expression.
Ainsi, l’article 10.2 de la CEDH dispose : «L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
Au nom de la morale, on peut inclure dans ces restrictions « la mer et tous ses petits poissons »…
La législation américaine est beaucoup moins restrictive. En effet, le premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique ratifiée en 1791, par les 13 premiers États indépendants (The Bill of rights) interdit au Congrès des États-Unis d’adopter des lois restreignant la liberté d’opinion, de religion, la liberté d’expression, la liberté de la presse.
II – Qu’en est-il en réalité ?
Aux États-Unis, toute la période de la présidence Trump a démontré encore une fois que cette liberté fondamentale dérange les vrais dirigeants, c’est-à-dire, les puissances d’argent qui maîtrisent les médias traditionnels et une partie des réseaux sociaux qui tendent progressivement à devenir l’espace public de communication le plus important.
Benjamin Bayart, qui a été militant pour les libertés fondamentales dans la société de l’information a été pendant quinze ans président de French Data network, estime que le vrai espace démocratique de communication est internet.
Le philosophe Guillaume Cazeaux relève dans son ouvrage Odyssée 2.0 : La démocratie dans la civilisation numérique, paru chez Armand Colin : « Avant l’avènement du web participatif, il fallait nécessairement passer par la presse pour s’exprimer face à un large public. Autant dire que l’immense majorité des citoyens n’avaient pas cette opportunité. […] Depuis le début du XXIe siècle, le web permet l’irruption dans l’espace public de ce peuple au nom duquel les pouvoirs – politique et médiatique – ont toujours voulu parler, et qu’ils ont pris l’habitude d’infantiliser, en contrôlant sa prise de parole. »
Face à ces prises de parole par des citoyens qui dérangent l’establishment, nos dirigeants cherchent régulièrement à les faire taire.
C’est précisément ce qu’a tenté de faire le gouvernement français avec la loi Avia,lourdement retoquée par le Conseil constitutionnel. (DC : n°2020-801 du 18 juin 2020). Cette régulation visait à déléguer aux hébergeurs – souvent des sociétés privées transnationales comme les GAFAM – le soin d’apprécier les contenus qui auraient été licites ou non. Cette loi n’avait pour objectif que de faire taire toute opinion dissidente, encore et toujours au nom d’une prétendue morale de l’époque.
Il est intéressant d’observer que la liberté d’expression avait été érigée comme principe fondamental pour protéger les citoyens de l’arbitraire du pouvoir et les laisser s’exprimer librement. Cette liberté est aujourd’hui l’arme perverse laissée au service d’une minorité contre les citoyens et les opposants politiques qu’elle était censée protéger.
Les hommes politiques commencent à comprendre que ces nouveaux réseaux d’information que sont les nouvelles technologies de l’information et de communication (NTIC) constituent un service public en soi, qui doit être régulé, au risque pour eux d’être un jour bannis de Twitter ou de Facebook.
Personne n’aurait imaginé il y a deux ans que ces sociétés privées (Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, Google) puissent censurer le Président le plus puissant au monde. Même la Chancelière allemande, Angela Merkel, c’est dire !
Circonstance encore plus piquante, des ministres du gouvernement français s’en sont émus, alors qu’ils avaient, quelques mois plus tôt, promu la loi Avia qui proposait précisément de déléguer le contrôle des propos tenus sur les réseaux sociaux aux plateformes privées…
III – La liberté d’expression : une liberté à géométrie variable.
L’intervention du législateur pour poser des bornes à la liberté d’expression est ancienne en France.
Le texte fondateur en la matière est la loi du 29 juillet 1881 qui est connue pour avoir introduit, parallèlement à la libéralisation de la presse, la répression de la diffamation et l’injure.
La diffamation est une allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur et à la considération d’une personne. Depuis la célèbre loi Pleven de 1972, la diffamation peut présenter des caractères particuliers de nature à l’aggraver : raciste, sexiste, homophobe par exemple. Elle relève d’une procédure spécifique permettant d’encadrer, mais aussi de protéger la liberté d’expression.
De la même manière, l’injure – privée comme publique – est punie par la loi.
Ainsi, l’injure ou la diffamation publique sont punissables d’une amende de 12 000 € d’amende.
On comprend évidemment que l’on ne peut pas injurier ou diffamer quiconque sans être sanctionné. Il n’y a rien de choquant à sanctionner ces comportements contraires à l’ordre public et à l’honneur de tout justiciable.
L’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, dans son alinéa 8, réprime le délit de provocation à la discrimination raciale.
Il dispose que « ceux qui auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 45 000 € ».
La loi du 29 juillet 1881 est également restée célèbre pour avoir emporté la suppression du délit de blasphème.
Depuis la fin du XXe siècle, la définition par le législateur de limites à la liberté d’expression s’est accrue.
Ainsi, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 est venue renforcer la loi Pleven du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme ensuite de la ratification par la France de la convention de l’ONU de 1965 intitulée « Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ».
Il en est de même du protocole additionnel à la convention sur la cybercriminalité, « relatif à l’incrimination d’actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques », a été adopté le 30 janvier 2003 par le Conseil de l’Europe et soumis à la ratification des États membres. Son article 6 est intitulé « Négation, minimisation grossière, approbation ou justification du génocide ou des crimes contre l’humanité ». Il est entré en vigueur le 1er mars 2006.
Par ailleurs, il a existé pendant très longtemps un délit particulier et assez méconnu, qui était un reliquat du crime de lèse-majesté : le délit d’offense au chef de l’État, inscrit à l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Cette infraction a été invoquée à seulement six reprises, et jamais sous la présidence de MM. Giscard d’Estaing, Mitterrand, et Chirac.
Ce délit a été supprimé par la loi du 5 août 2013.
Ainsi, quiconque offensait le Président de la République pouvait être sanctionné, mais, depuis la loi de 1881, personne ne pouvait être sanctionné pour offenser les sentiments religieux.
L’instrumentalisation récente de la liberté d’expression par le Président Macron a démontré le fait que celle-ci peut parfois servir à justifier des propos ou des mesures défendant une idéologie soutenue par le pouvoir en place.
On est ici dans le 2 poids – 2 mesures. Ainsi, le Président Macron considère que le fait qu’un journal caricature violemment le Prophète de l’islam serait la quintessence de la liberté d’expression, mais le même M. Macron demande à son gouvernement de contrôler les réseaux sociaux (projet de loi Avia) et d’attaquer les libertés individuelles dans des proportions jamais vues en France depuis l’Occupation : nous ne pouvons plus circuler librement, nous ne pouvons plus nous exprimer librement, nous faisons l’objet d’une surveillance accrue comme en témoignent les décrets, publiés le 4 décembre 2020 après avis du Conseil d’État et consultation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL).
Ces décrets autorisent les forces de l’ordre à ficher les « opinions politiques », les « convictions philosophiques et religieuses » et « l’appartenance syndicale » avant le recrutement de fonctionnaires sur des postes sensibles, alors que les précédents textes se limitaient à recenser leurs « activités ».
Identifiants, photos et commentaires sur les réseaux sociaux y seront aussi inscrits, comme les troubles psychiatriques. Les personnes morales – les associations, et donc les syndicats – sont également visées.
Par ailleurs, aucun discours contredisant l’opinion des dirigeants euro-atlantistes n’est audible. À l’UPR, nous le savons depuis longtemps, aucun débat honnête, sérieux et contradictoire sur notre appartenance à l’Union européenne, à l’Euro ou à l’Otan, n’est jamais organisé.
Face à ce déni démocratique qui viole de manière flagrante la réglementation des médias audiovisuels, le Conseil supérieur de l’audiovisuel ne trouve pourtant rien à redire.
La liberté d’expression devient une liberté laissée aux mains des puissants. Nous n’avons plus qu’un seul droit, celui de « dire ce qu’ils veulent entendre ».
La liberté d’expression est bien une liberté à géométrie variable. Peut-on alors encore parler de liberté ?
L’UPR a entamé une réflexion d’ampleur sur l’état des libertés publiques en France pour que, lorsqu’elle arrivera au pouvoir, elle puisse prendre les mesures nécessaires à restaurer ces libertés à un niveau digne d’un pays qui se revendique être une grande démocratie et la patrie des droits de l’Homme et du citoyen.
— Commission Justice de l’UPR