L’euro est-il une « monnaie commune » ou une « monnaie unique » ?
La plupart des Français pensent que l’euro est une monnaie unique. Or, ce n’est pas le cas. C’est ce que nous allons voir ci-dessous.
Il n’y a pas qu’en France que l’opinion publique se trompe sur ce sujet. Quel que soit le pays, pratiquement tout le monde – y compris les dirigeants politiques et économiques au pouvoir ou prétendant vouloir y parvenir – est persuadé que l’euro est une monnaie unique. Pourquoi n’est-ce pas exact ?
Les lettres figurant sur chacun des billets en euro témoignent de leur lieu de fabrication, c’est-à-dire du pays d’origine. Pour autant, elles ne correspondent pas à des créances sur chacun des pays en question. Cela tendrait alors à accréditer l’idée selon laquelle l’euro serait une monnaie unique. Mais la situation est plus compliquée : il faut regarder les choses dans le détail.
Les billets en euro – pris dans leur globalité – sont des créances sur chacune des banques faisant partie de l’Eurosystème (« zone euro »), et cela au prorata de leur part dans celui-ci. Les billets sont donc des créances sur la Banque centrale européenne (BCE) à hauteur de 8 % de leur masse. Les 92 % restants sont ventilés en créances sur les 17 banques centrales nationales.
Ce qui est vrai au niveau global est cependant faux au niveau particulier : nonobstant le point précédent, chaque billet pris individuellement n’est pas attribuable à une banque centrale nationale en particulier.
Le système européen force toute banque centrale nationale (BCN) à accepter tout billet comme si c’était « les siens ». Chaque billet est donc une créance sur la BCN à laquelle il est présenté.
Les documents précis sur ces questions sont très difficiles à trouver. C’est dû au fait qu’il s’agit de sujets très techniques, et sur lesquels règne une volonté de confidentialité pesante. Tout est fait pour que 99,999 % des gens n’y comprennent rien, y compris des spécialistes. Le point que nous venons d’aborder est néanmoins clarifié sans ambiguïté dans le paragraphe 5 du document suivant ( disponible uniquement en anglais) :
« All euro banknotes should be subject to identical acceptance and processing requirements by the Euro system members irrespective of which member put them into circulation. »
source : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?qid=1414155616307&uri=CELEX:32010D0029%2801%29
Traduction en français :
« Tous les billets en euro doivent être soumis aux mêmes critères de recevabilité et de traitement par les membres de l’Eurosystème, quel que soit le membre qui les a mis en circulation. »
Par conséquent, un billet présenté à la Bundesbank, quelle que soit sa provenance, est accepté et donne lieu à un crédit sur un compte à la Bundesbank, qui est une créance sur la Bundesbank et sur elle seule.
Par ailleurs, les billets ne représentent qu’une partie des euros en circulation. Les euros qui ne sont pas sous forme de billets ou de pièces sont également des créances sur chacune des banques centrales nationales, au prorata de leur part dans la « zone euro », et ne sont donc pas des créances sur la BCE. Si nous parlons d’euro en tant que monnaie centrale, on a environ 900 milliards d’euros de billets, environ 200 milliards d’euros de comptes courants, qui correspondent aux réserves obligatoires et peut-être 500 milliards d’euros en surplus.
Il faut donc insister sur un point aussi important que méconnu : les billets en euro ne sont pas des créances sur la BCE mais sur la « zone euro ».
Remarque annexe : les billets en euro portent la signature du Président de la BCE. Mais cette signature est seulement décorative, tout comme l’étrange signe du copyright (©) qui figure juste avant la mention « BCE ECB EZB EKT EKP », qui désigne la BCE. Cette mention du copyright n’est pas un hasard : elle témoigne d’une prise de distance juridique. Elle ne figurait pas du tout sur les billets de francs, sur lesquels la mention « Banque de France » signifiait bien que le billet était une créance sur la Banque de France.
L’euro est donc bel et bien une « monnaie commune » et non pas une « monnaie unique » car il n’y a pas de « Banque centrale unique ». C’est d’ailleurs le distinguo que font les Allemands entre « Gemeinsame Währung » (utilisé pour désigner l’euro) et « Einheitliche Währung » (utilisé pour désigner le mark après la fusion du mark est-allemand avec le mark ouest-allemand).
Cependant, le terme de « monnaie commune » lui-même est doublement ambigu car :
- d’une part, la plupart des gens le confondent avec le terme de « monnaie unique » ,
- d’autre part, certains faux experts (Mme Le Pen, M. Mélenchon et M. Dupont-Aignan, par exemple) le confondent avec le système de changes variables autour d’un cours pivot, comme l’était le « serpent monétaire européen » (SME) de naguère.
Pour être plus précis, nous devrions utiliser une autre expression, plus longue et plus lourde mais dénuée d’ambiguïté : l’euro est un système de monnaies homonymes liées entre elles par un taux de change fixe de 1 pour 1 (« peg »).
S’agissant de la fuite des capitaux entre les États de la zone euro, nous vous renvoyons au système Target 2, qui est bien expliqué sur la notice Wikipedia en allemand, avec un superbe graphique divergent qui signe l’explosion de l’euro (cette notice n’est curieusement pas du tout aussi précise et claire sur Wikipédia en français…). Pour faire simple, Target 2 est le système de paiement qui permet actuellement aux banques de l’Union européenne de transférer des fonds en temps réel par delà les frontières des États membres de l’Union européenne, et cela de façon illimitée et au taux de change de « 1 pour 1 ».
En conclusion générale, il est vrai de dire que la marque distinctive par pays que l’on trouve sur les billets en euro et la qualification juridique de la créance ne sont pas corrélées. En revanche, il est faux de dire qu’un euro est une « créance sur la BCE ». Il convient plutôt de dire que l’euro est une « créance sur la zone euro », laquelle compte la BCE et 17 banques centrales nationales (BCN).
Ce point est décisif car si l’on confond l’un et l’autre, on ne peut pas comprendre ce qui se passe en ce moment, notamment en Allemagne (voir notamment notre texte « Pourquoi l’Allemagne envisage de sortir de l’euro ? »), de même qu’on ne peut pas non plus comprendre l’entrée en divergence de Target 2.