Après la conférence d’Astana, quels enseignements peut-on tirer de la politique étrangère russe ?

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La conférence d’Astana, qui visait à renforcer le cessez-le-feu mis en place fin décembre en Syrie, a eu lieu les 23 et 24 janvier derniers. Organisée sous le parrainage de la Russie, de l’Iran et de la Turquie, elle a rassemblé autour d’une table de négociation des représentants du régime syrien et de l’opposition, ainsi que les parties prenantes au processus de paix. Alors que celui-ci reste bloqué depuis la conférence de « Genève II », tenue en 2014 sous l’égide de l’ONU, la conférence d’Astana marque la reprise en main des négociations par Moscou et la marginalisation des occidentaux sur ce dossier. Si les discussions n’ont pas permis de grandes avancées, l’organisation d’une conférence de cette ampleur et la consolidation du cessez-le-feu représentent déjà un succès diplomatique pour le Kremlin, après le succès militaire de la prise d’Alep. La France, qui n’a pas envoyé de délégation d’importance à Astana, s’est contentée d’appeler au respect du cadre du processus de paix de l’ONU. Mais force est de constater que la diplomatie française ne pèse plus rien sur le dossier syrien, et que personne n’attend d’elle une solution à la crise. Face à cet échec, comment expliquer le succès de la politique russe en Syrie ? Quels enseignements peut-on en tirer pour la diplomatie française ?

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  1. LA PRISE EN COMPTE DES INTÉRÊTS ET DU RAPPORT DE FORCE

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Au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, où elle dispose d’un droit de veto, la Russie s’est opposée dès 2011 à une intervention armée occidentale légitimée par l’ONU. L’intervention en Libye qui a mené à la mort de Kadhafi et à la guerre civile avait convaincu Moscou de rester ferme dans son opposition à toute forme d’ingérence. La Russie avait compris la volonté des pays occidentaux et de leurs alliés du Golfe de profiter du mouvement de révolte des printemps arabes pour tenter de renverser des gouvernements hostiles à leurs intérêts. Cette lecture géopolitique a permis au Kremlin d’éviter de tomber dans le piège des considérations « humanitaires » et « démocratiques » qui masquent des visées cyniques.

Les stratèges russes avaient conscience que les troubles des printemps arabes ne pouvaient avoir en Syrie les mêmes conséquences qu’en Tunisie ou en Egypte. Dans ces deux pays, les révoltes ont entraîné la chute rapide des régimes en place. Mais en Syrie, où le peuple reste divisé selon des lignes confessionnelles et tribales, la révolte a très vite été récupérée par des mouvements islamistes sunnites ciblant la minorité alaouite au pouvoir. En conséquence, cette dernière s’est soudée autour du régime, rejointe dans un deuxième temps par les sunnites de classe moyenne, moins opposées à Bachar el-Assad que les laissés pour compte des grandes banlieues et des zones rurales. La radicalisation a contribué à souder une large partie de la population autour du gouvernement. La complexité du tissu social syrien empêchait donc de calquer une grille de lecture schématique et manichéenne du « peuple contre la dictature ». L’ambassadeur de France en Syrie, fin connaisseur du monde arabe, avait également perçu cette réalité, mais ses avertissements furent ignorés en France par un gouvernement désireux d’en finir rapidement avec le régime syrien. Une vision simpliste et de court terme, poussée par de puissants intérêts, a mené la diplomatie française dans le mur. La Russie, qui a su prédire la résistance du régime syrien, a ainsi gagné une longueur d’avance en se plaçant comme l’allié principal de Damas, devenant de facto un acteur clef dans la résolution du conflit.

La diplomatie russe a également intégré l’importance des acteurs régionaux dans le règlement de la crise syrienne, et notamment de la Turquie, principal point d’entrée des armes fournies aux factions plus ou moins extrémistes de la rébellion. Ankara était dès 2011 un des plus farouches opposants à Bachar el-Assad, dans le cadre de sa politique « néo-ottomane » d’influence au Moyen-Orient et de solidarité avec les régimes des Frères musulmans. Cette visée de politique étrangère répondait à une ambition forte mais non à la défense d’intérêts vitaux. A mesure que le conflit syrien s’est aggravé, le combat contre les Kurdes est devenu prioritaire, et le soutien américain aux Kurdes a attisé les tensions entre Ankara et Washington. Ces deux tendances, favorables à Moscou, ont permis un rapprochement avec la Turquie par une politique de dialogue (voir point 3 suivant). Par ailleurs, le soutien très important de l’Iran au régime syrien, sous-estimé par les diplomaties occidentales, fut un facteur supplémentaire en faveur de Damas avec lequel la Russie a su compter. Elle a toutefois veillé à ne pas s’afficher aux côtés de Téhéran pour ne pas se brouiller avec l’Arabie saoudite ou Israël.

La Russie a su prendre en compte les intérêts des grandes puissances et ceux des acteurs régionaux, confrontés à la réalité d’une société syrienne fragmentée. Ce calcul a permis au Kremlin de miser sur un soutien ferme à Damas, puis sur une intervention armée, pour se replacer au Moyen-Orient et sur la scène internationale comme un acteur incontournable. La diplomatie française, par idéologie et par suivisme, a ignoré la réalité syrienne et la complexité des rivalités régionales en pariant sur une politique de court terme. Son influence a très significativement diminué dans la région et dans les négociations internationales sur la crise syrienne.

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  1. LA CONSTANCE DE LA POSITION RUSSE

 

Vladimir Poutine à la tribune des Nations unies

 

Élaborée sur la base d’un diagnostic réaliste, la position russe est restée constante pendant les 6 ans qu’a duré la crise syrienne. Plus que le régime de Bachar el-Assad, la Russie défend la souveraineté et l’intégrité de la Syrie contre les ingérences étrangères et le terrorisme ; elle soutient les négociations pour un compromis politique avec l’opposition syrienne ; elle veille enfin à ne pas se froisser avec les puissances régionales. Ces objectifs ont bien entendu aussi pour but de défendre les intérêts russes dans le pays, notamment le port de Tartous qui accueille la flotte russe, et d’éviter une déstabilisation supplémentaire dans la région.

L’escalade des tensions a amené la Russie à décider une intervention militaire musclée, apportant un soutien direct au régime de Damas. Pour autant, le Kremlin n’a pas dévié de sa ligne, appelant à une solution politique négociée. La participation aux opérations militaires a même renforcé son poids dans les négociations, par sa présence sur le terrain. Enfin, la capacité de projection de forces importantes et de déploiement de systèmes d’armement sophistiqués (notamment les systèmes antiaériens S300 et les missiles de croisière) ont constitué une démonstration de force, renforçant la capacité de dissuasion de la Russie.

Cette constance dans les buts stratégiques et la posture diplomatique contraste fortement avec la position française, changeante et ambiguë. Pensant que le régime syrien allait tomber en quelques semaines, la France a d’abord affiché son soutien à l’opposition représentée par le Conseil national syrien. Ce dernier aura pourtant rapidement perdu toute influence sur la rébellion. Face à l’escalade du conflit, Paris opte pour une intervention armée pour placer l’opposition au pouvoir. Elle n’anticipe pas le revirement de Londres et de Washington et se retrouve isolée, incapable de mener seule une telle opération. Par la suite, la montée en puissance de Daesh et les attentats sur le sol français font du groupe terroriste la nouvelle priorité. Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, qui avait déclaré en 2012 que Bachar el-Assad ne « méritait pas d’être sur la terre », envisage en 2015 de coopérer avec l’armée syrienne contre Daesh. Ce revirement confus entretient le flou sur les objectifs de la France en Syrie, affaiblissant sa crédibilité internationale et sa capacité à proposer des solutions durables.

La cohérence de la diplomatie russe lui permet au contraire de renforcer sa position à la faveur des revirements des autres puissances. Le rapprochement de la Turquie avec la Russie, accéléré suite au coup d’État manqué du 15 juillet 2016 ou le changement anticipé de la politique américaine avec l’élection de Donald Trump jouent en faveur de la Russie qui n’a pas changé de ligne. Elle conserve ainsi une longueur d’avance et une plus grande marge de manœuvre.

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  1. UNE VOLONTÉ DE DIALOGUE PERMANENTE

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Dès le début de la crise syrienne, la Russie est associée au processus de négociation. Après l’échec de la conférence de « Genève I » (2012), et suite à la tension causée par l’attaque chimique de la Ghouta (2013), le Kremlin a fait preuve d’audace en proposant la destruction du stock d’armes chimiques syriennes, sous contrôle international de l’OIAC (organisation pour l’interdiction des armes chimiques). Cette solution de compromis à laquelle s’est rallié Washington a permis de faire retomber la tension et d’éviter un conflit généralisé. Au-delà de cet accord symbolique, la Russie a toujours veillé à maintenir un dialogue de haut niveau avec Washington, notamment à travers un contact fréquent entre Sergei Lavrov et John Kerry pour prévenir l’escalade des tensions. Elle se place ainsi dans la continuité avec la période de « détente » qui a marqué la Guerre froide dans les années 1960, dont un des symboles fut l’installation d’une ligne téléphonique directe entre le Kremlin et la Maison blanche.

Un dialogue de haut niveau, sans la France…

La relation avec la Turquie illustre la volonté de dialogue et de main tendue de la Russie, pour garantir au mieux ses intérêts dans la durée. Après une période de fortes tensions, marquée par une opposition totale sur la question syrienne, la destruction d’un avion russe par la chasse turque, suivie de sanctions économiques, la Russie a cherché à se rapprocher d’Ankara. Le putsch manqué de l’été 2016, qui a jeté un froid entre Ankara et Washington, tout en obligeant le régime turc à se recentrer sur ses intérêts vitaux, a accéléré ce processus. Moscou en a profité pour passer un accord tacite sur la Syrie : la Russie laissait la Turquie intervenir directement pour chasser les kurdes de sa frontière, en échange de quoi Ankara cessait de livrer en armes et en équipements les rebelles d’Alep. Cette politique d’entente a permis aux deux pays de défendre leur intérêt immédiat en Syrie et d’afficher un front commun malgré leurs divergences de fond. La Turquie, proche de nombreux groupes rebelles syriens, est devenu un intermédiaire direct pour organiser les négociations voulues par les Russes.

La conférence d’Astana était ouverte aux représentants du régime syrien et de l’opposition, ainsi qu’à toutes les parties prenantes au processus de paix en Syrie. Seuls les groupes extrémistes tels que Daesh ou le front Al-Nosra (devenu Fatah al-Sham) en étaient exclus, ainsi que l’organisation kurde PYD, à la demande d’Ankara. Ce dialogue représente une avancée positive sur le chemin de la paix, qui passera nécessairement par le compromis et la prise en compte des aspirations du peuple syrien dans toutes ses composantes. C’est pourquoi la conférence d’Astana a été saluée par l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie Stafan de Mistura, qui y voit « un événement comme il n’y en avait jamais eu jusque-là», à l’occasion duquel «les représentants des groupes armés et le gouvernement syrien ont pu se parler».

Les conférences de Genève I et II, quant à elles, avait de facto exclu le régime syrien ainsi que l’Iran des pourparlers. Il s’en était suivi un échec prévisible car les conclusions adoptées n’étaient pas consensuelles. La France avait contribué à bloquer le processus de paix en excluant le régime de Bachar el-Assad. Ce refus du dialogue, justifié par une posture moraliste, était non seulement hypocrite (pourquoi refuser de dialoguer avec Damas tout en s’affichant aux côtés du régime saoudien, invité aux négociations ?) mais surtout inefficace, car seules des décisions acceptées par toutes les parties ont une chance d’être mises en œuvre. A partir de 2015, la diplomatie française est apparue plus ouverte à la possibilité d’un dialogue avec Damas sans toutefois l’appuyer fortement. Entre temps, elle a cependant perdu toute influence à la fois sur le régime syrien et sur l’opposition.

 

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Conclusion : pas de grande diplomatie sans souveraineté

Même les commentateurs les plus critiques de Poutine et de la politique russe ont reconnu le succès de celle-ci en Syrie, et c’est certainement à contrecœur que le journal Le Monde s’est résolu à saluer la conférence d’Astana dans son éditorial du 24 janvier. La Russie s’est replacée au centre du jeu, a démontré sa capacité d’intervention militaire et s’est posée en champion de la lutte contre le terrorisme. Elle est en train de reprendre le processus de paix en main alors même que les Etats-Unis semblent incliner vers une position plus favorable à son égard. Ce succès est celui d’une politique étrangère consciente de ses intérêts et des rapports de force, soucieuse de sa cohérence à long terme et ouverte au dialogue.

L’échec de la diplomatie française est tout aussi retentissant. Elle paye le prix d’une politique à court terme, et d’un alignement sur les intérêts étrangers. Les intérêts américains, premièrement, en suivant la politique désastreuse de Washington qui repose sur la déstabilisation des régimes en place au Moyen-Orient ; les intérêts des pétromonarchies, d’autre part, en défendant leurs ambitions régionales en échange d’un soutien politique et financier. Enfin, obnubilée par l’idée européenne, la diplomatie française a gaspillé de nombreux efforts à tenter de rallier une position européenne commune sur la Syrie, sans obtenir de résultat significatif.

Tant que la France aura pour priorité stratégique le maintien dans l’OTAN et dans l’UE, tant que l’idée européenne et l’alignement sur Washington resteront l’horizon indépassable de sa diplomatie, elle n’aura pour avenir que l’effacement progressif dans le règlement des conflits. La France a pourtant su jouer un rôle de médiateur entre les grandes puissances, au bénéfice de la paix et de la stabilité. Elle en retrouvera la grandeur en renouant avec la défense de ses intérêts, ainsi qu’avec sa mission universelle. Alors que le XXIe siècle annonce des recompositions majeures dans l’équilibre des forces, le monde attend d’une France libre et souveraine qu’elle porte à nouveau, aux peuples du monde, la voix de la paix.

Antoine CARTHAGO