Il y a 224 ans : la nuit du 4 août 1789
La Nuit du 4 août, telle qu’elle est représentée dans un haut-relief en bronze, sur le socle de la Statue de la République, place de la République à Paris.
Suite à la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, une Grande Peur avait saisi les villes et les campagnes françaises : des rumeurs se propageaient, amplifiées par la sonnerie du tocsin, selon lesquelles les aristocrates préparaient une réaction très forte, payaient des brigands pour s’en prendre aux récoltes, échafaudaient même des plans de « Saint-Barthélemy des patriotes ».
À travers toute la France, des paysans s’armaient et des milices villageoises se constituaient, les populations des campagnes pillaient les châteaux et brûlaient les archives, en particulier tous les documents fixant les droits et les propriétés seigneuriales.
Ces émeutes inquiétaient de plus en plus les députés des États généraux, qui s’étaient transformés en “Assemblée nationale” lors du véritable “coup d’État” de la journée du 17 juin 1789. Siégeant à Versailles, les députés de la noblesse, du clergé et du Tiers restaient divisés sur les solutions à apporter pour rétablir l’ordre.
C’est dans ce contexte que, voici 224 ans jour pour jour, dans la nuit 4 au 5 août 1789, la France connut l’une des dates les plus importantes de son histoire.
Une initiative de deux aristocrates, le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon
Élu par Paris député du Tiers aux États généraux (qui s’étaient transformés en “Assemblée nationale” le 17 juin 1789), Guy-Jean-Baptiste Target ouvrit, ce soir-là, la séance en faisant part de son inquiétude devant sa situation du pays. Il le fit en ces termes : « les troubles et les violences qui affligent différentes provinces répandent l’alarme dans les esprits, et portent l’atteinte la plus funeste aux droits sacrés de la propriété et de la sûreté des personnes. »
C’est alors que le jeune Louis Marc Antoine, vicomte de Noailles, âgé de 33 ans, cadet de famille pauvre, élu par le bailliage de Nemours député de la noblesse aux États généraux, se leva et surprit l’assistance en proposant de supprimer les privilèges dont bénéficiaient l’aristocratie française depuis le Moyen-Âge.
Il le fit en prononçant ces paroles historiques :
« Le but du projet d’arrêté que l’Assemblée vient d’entendre est d’arrêter l’effervescence des provinces, d’assurer la liberté publique, et de confirmer les propriétaires dans leurs véritables droits.
Mais comment peut-on espérer d’y parvenir, sans connaître quelle est la cause de l’insurrection qui se manifeste dans le royaume ? Et comment y remédier, sans appliquer le remède au mal qui l’agite ?
[…]
Pour parvenir à cette tranquillité si nécessaire, je propose :
1° Qu’il soit dit, avant la proclamation projetée par le comité, que les représentants de la Nation ont décidé que l’impôt sera payé par tous les individus du royaume, dans la proportion de leurs revenus ;
2° Que toutes les charges publiques seront à l’avenir supportées également par tous ;
3° Que tous les droits féodaux seront rachetables par les communautés, en argent ou échangés sur le prix d’une juste estimation, c’est-à-dire d’après le revenu d’une année commune, prise sur dix années de revenu ;
4° Que les corvées seigneuriales, les mains-mortes et autres servitudes personnelles seront détruites sans rachat. »
Venant alors en appui du vicomte de Noailles, Armand Désiré Vignerot du Plessis Richelieu, duc d’Aiguillon, proposa une motion sur l’égalité fiscale, l’abolition des servitudes et le rachat des autres droits féodaux et seigneuriaux :
« Messieurs, et pour faire sentir aux peuples que vous vous occupez efficacement de leurs plus chers intérêts, mon vœu serait que l’Assemblée nationale déclarât :
– que les impôts seront supportés également par tous les citoyens, en proportion de leurs facultés,
– et que désormais tous les droits féodaux des fiefs et terres seigneuriales seront rachetés par les vassaux de ces mêmes fiefs et terres, s’ils le désirent ;
– que le remboursement sera porté au denier fixé par l’Assemblée ; et j’estime, dans mon opinion, que ce doit être au denier 30, à cause de l’indemnité à accorder.»
L’effervescence gagne l’Assemblée nationale, les instants deviennent historiques
Cette double et spectaculaire initiative, du vicomte de Noailles et du duc d’Aiguillon, destinée à calmer l’incendie révolutionnaire qui se propageait dans les provinces, suscita alors une véritable effervescence dans l’Assemblée.
De nombreux participants, les uns après les autres, vinrent eux aussi à la tribune pour se joindre à cette renonciation collective de droits pluri-séculaires. Ils le firent dans un élan où une certaine forme de ferveur romantique avant la lettre se joignait à la sensation grisante de participer à un acte historique d’une portée considérable.
Les interventions les plus marquantes furent celles des députés suivants, dont on notera qu’ils étaient autant de la noblesse, que du clergé et du Tiers :
Élu par la sénéchaussée du Périgord député de la noblesse aux États généraux, et célèbre par ses plaisanteries, Louis de Foucauld, marquis de Lardimalie fit une « motion vigoureuse contre l’abus des pensions militaires ». Il demanda que « le premier des sacrifices soit celui que feront les grands, et cette portion de la noblesse, très opulente par elle-même, qui vit sous les yeux du prince, et sur laquelle il verse sans mesure et accumule des dons, des largesses, des traitements excessifs, fournis et pris sur la pure substance des campagnes ».
Quoi qu’ardent défenseur de la monarchie, il se prononça, ultérieurement à cette nuit, pour la justice gratuite, demanda – chose sensationnelle à l’époque – que les femmes fussent admises à voter dans le cadre du système censitaire (en fonction du revenu) et réclama pour les jésuites un traitement égal à celui qui était accordé aux autres religieux.
Élu par le bailliage de Blois comme représentant de la noblesse aux États Généraux, Alexandre François Marie, vicomte de Beauharnais, proposa « l’égalité des peines sur toutes les classes des citoyens, et leur admissibilité dans tous les emplois ecclésiastiques, civils et militaires ».
Pour la petite histoire, ce vicomte de Beauharnais, qui sera guillotiné en 1794 quelques jours avant la chute de Robespierre, avait épousé en 1779 une créole martiniquaise, Marie-Josèphe Tascher de la Pagerie. Laquelle, devenue veuve, se fera appeler Joséphine de Beauharnais et deviendra la première épouse de Napoléon Bonaparte, puis l’impératrice des Français. De l’union entre le vicomte de Beauharnais et celle qui n’était encore que Marie-Josèphe Tascher de la Pagerie naîtront deux enfants, Eugène (qui deviendra roi d’Italie) et Hortense (qui deviendra reine de Hollande, et qui fut la mère de Napoléon III).
Élu par la sénéchaussée de Nantes député du Tiers aux États généraux, Jacques-Edme Cottin demanda l’abolition des justices seigneuriales « écrasantes pour le peuple » ainsi que la disparition de « tous les débris du régime féodal qui écrase l’agriculture ».
Élu comme représentant du clergé aux États Généraux, l’évêque de Nancy, Anne Louis Henri de La Fare, demanda « au nom du clergé » que les fonds ecclésiastiques soient déclarés rachetables et « que leur rachat ne tourne pas au profit du seigneur ecclésiastique, mais qu’il en soit fait des placements utiles pour l’indigence ».
Également élu comme représentant du clergé aux États Généraux, l’évêque de Chartres, Jean-Baptiste-Joseph de Lubersac fustigea le droit de chasse – jusqu’alors exclusivement réservé à la noblesse et au clergé – comme étant « un fléau pour les campagnes, ruinées depuis plus d’un an par les éléments ».
En invoquant les « éléments », l’évêque faisait référence à la disette dont souffraient de nombreux paysans français en 1789, du fait des mauvaises récoltes survenues en 1788. Il touchait, de ce fait, un point extrêmement sensible dans la population et l’un des principaux griefs qui furent recensés par les Cahiers de Doléances à travers toute la France au cours du printemps 1789.
L’évêque de Chartres conclut son intervention en proposant l’abolition de ce droit de chasse exclusif, et annonça qu’il commençait par en faire lui-même l’abandon, en se déclarant « heureux de pouvoir donner aux autres propriétaires du royaume cette leçon d’humanité et de justice ».
Toutes les provinces décident d’abandonner leurs privilèges et de se réunir dans la « glorieuse famille de la France.
La nuit du 4 août ne s’arrêta pas là.
Se prolongeant jusque vers 3 heures du matin, elle fut ensuite le théâtre d’une véritable union nationale, dont il n’est pas exagéré de dire qu’elle accoucha de la France moderne, « une et indivisible » (La Convention nationale proclamera l’unité et l’indivisibilité de la République un peu plus de 3 ans après, le 25 septembre 1792).
C’est le grand historien du XIXe siècle Jules Michelet qui résume ainsi la scène :
« Tout semblait fini. Une scène non moins grande commençait. Après les privilèges des classes, vinrent ceux des provinces. Celles qu’on appelait Pays d’État, qui avaient des privilèges à elles, des avantages divers pour les libertés, pour l’impôt, rougirent de leur égoïsme, elles voulurent être France, quoi qu’il pût en coûter à leur intérêt personnel, à leurs vieux et bons souvenirs.
Le Dauphiné, dès 1788 (après la “journée des Tuiles” de Vizille), l’avait offert magnanimement pour lui-même et conseillé aux autres provinces. Il renouvela cette offre.
Les plus obstinés, les Bretons, quoique liés par leurs mandats, liés par les anciens traités de leur province avec la France, n’en manifestèrent pas moins le désir de se réunir.
La Provence en dit autant, puis la Bourgogne et la Bresse, la Normandie, le Poitou, l’Auvergne, l’Artois.
La Lorraine, en termes touchants, dit qu’elle ne regretterait pas la domination de ses souverains adorés qui furent pères du peuple, si elle avait le bonheur de se réunir à ses frères, d’entrer avec eux dans cette maison maternelle de la France, dans cette immense et glorieuse famille !
Puis ce fut le tour des villes. »
Jules Michelet, Histoire de la Révolution française,
Flammarion, 1897-1898
Cette grande médaille en bronze (de 6,8 cm de diamètre) est l’œuvre des graveurs Duvivier et Gatteaux, et a été frappée à l’époque pour commémorer la nuit du 4 août.
- À l’avers figure le buste de Louis XVI “à droite” (c’est-à-dire tourné vers la droite), avec la formule qui court le long du listel : “LOUIS XVI RESTAURATEUR DE LA LIBERTÉ FRANÇAISE”.
- Au revers, sous l’inscription “ABANDON DE TOUS LES PRIVILÈGES” est gravée la scène historique : les députés des trois ordres (clergé, noblesse, Tiers-état) prêtent serment au sein de l’Assemblée Nationale d’abandonner tous les privilèges, dont les titres sont jetés au pied d’un autel inscrit “À LA PATRIE”. À l’exergue est précisé : “ASSEMBLÉE NATIONALE IV AOUT MDCCLXXXIX”
Un décret du 9 décembre 1790 décida qu’il ne serait frappé que 1200 exemplaires de cette médaille, qu’elles seraient distribuées aux députés, et que les “coins” ayant servi à leur fabrication seraient ensuite brisés en présence de commissaires.
Enfin, la séance s’acheva, vers 3 heures du matin le 5 août 1789, en proclamant Louis XVI « restaurateur de la liberté française ».
Cette proposition relevait du vœu pieux puisque, dès la journée du 5 août, Louis XVI et une partie du haut clergé tentèrent de revenir sur les décisions de cette célèbre nuit. Cependant, ces résistances d’arrière-garde furent balayées au cours des mois qui suivirent. Louis XVI capitula le 5 octobre 1789, contraint et forcé, en contresignant le décret du 4 août.
C’est ainsi qu’en une seule nuit, tous les fondements de l’Ancien régime, du système par ordres, et des particularismes provinciaux s’effondrèrent.
Conclusion : La France de 2013 est un pays éminemment contre-révolutionnaire
On notera que les évolutions de la France contemporaine vont au rebours exact de cette nuit du 4 août puisque nous voyons refleurir, depuis au moins vingt ans, de très nombreux privilèges implicites (le mot “privilège” signifie étymologiquement “loi privée” ou “loi réservée à quelques-uns”, ce qui s’oppose à “loi identique pour tous”) :
- l’égalité de tous devant l’impôt est largement bafouée par des évasions fiscales de toute nature, notamment pour les plus riches qui ont le privilège de pouvoir délocaliser leur fortune et de payer des experts fiscalistes dans ce but,
- l’égalité de tous devant la retraite, la maladie ou la mort, est également largement bafouée.
- le népotisme ravage la société française et accorde des privilèges indus aux jeunes qui ont comme seul mérite d’être né dans une famille fortunée ou célèbre,
- toute la politique gouvernementale vise, sous la pression de “l’Europe des régions”, à démanteler avec acharnement l’unité et l’indivisibilité de la République française, pour en revenir à une France percluse de privilèges provinciaux.
Ce dont la France a besoin en 2013, c’est donc, et entre autres choses, d’une nouvelle Nuit du 4 août.
Comme en 1789, cette abolition des privilèges de notre époque ne pourra assurément avoir lieu que si le peuple français commence par affirmer hautement que c’est lui qui décide. C’est-à-dire qu’il commence par imposer la souveraineté nationale à tous les oligarques qui veulent, de nos jours comme il y a 224 ans, la lui dénier.
François ASSELINEAU
Nuit du 4 au 5 août 2013